Dimanche 19 janvier 2025 par Laurent Sapir

Et personne ne sait

C'est beau, New York, sous la neige. Philippe Forest en exhume toute la magie et la mélancolie dans un récit au cœur battant malgré son vernis d'un autre âge.

 

Son écriture se déploie dans les limbes de l'âme et elle cultive le charme diffus du suranné, tandis que les battements de cœur d'un univers de prime abord dévitalisé ne cessent de l'irriguer. Ainsi Philippe Forest est-il devenu au fil des années un auteur aussi discret qu'essentiel. Après Le Siècle des nuages qui reste son chef d'œuvre, mais aussi Crue et L'Oubli, son onzième roman nous emporte une nouvelle fois sans crier gare, toujours en mode subreptice, au travers d'un étrange conte de Noël d'autrefois, sous la neige et en plein Central Park à New York.

Un peintre qu'on dirait au bout du rouleau y fait la rencontre d'une petite fille qu'on dirait abandonnée. Elle joue à la marelle en chantant une comptine où reviennent à deux reprises les mots: "personne ne sait". L'énigme se prolonge lorsqu'au gré de retrouvailles plus ou moins épisodiques, et après seulement quelques semaines et quelques mois, la fillette semble être devenue une jeune femme. Elle a six, douze, quinze puis vingt ans. Elle joue "à saute-mouton avec les années comme elle jouait à la marelle entre le Ciel et la Terre", écrit Philippe Forest.

Un livre d'un autre âge (Le Portrait de Jennie, Robert Nathan, 1940)  et le film qui en fut tiré à la même époque hantent le récit. Il n'est pas nécessaire de les avoir lu ou vu tant la plume de l'auteur en enrobe avec concision l'antédiluvienne mélancolie. Le don d'hypnose fait le reste. La rencontre de Central Park est-elle un fantôme ou un fantasme ? Peu importe. Au contact de l'enfant-femme, le peintre retrouve goût à l'art et à la vie. Il peignait des paysages, il est temps de passer au portrait même si son objet peut aussi prendre la forme, comme dirait l'autre, de l'inaccessible étoile.

On peut aussi après tout faire le portrait d'une absence, ou lui offrir le plus voyageur des contrepoints, tel ce jeu de miroir avec l'art pictural américain si joliment arpenté sur les cimaises du Metropolitan Museum of Art de New York. De quoi prolonger l'expérience mentale et sentimentale que Philippe Forest poursuit depuis le drame causé par la perte de sa fille. 

Au fil de ses livres, ce séisme nous est devenu familier. Aucune "résilience", ce terme qui ne veut plus rien dire, ne peut en venir à bout. Une autre magie doit prévaloir. Une autre redéfinition des couleurs également, à commencer par le jaune "qui n'est pas seulement la couleur du printemps mais aussi celle des songes", ou alors ce vert sombre de l'océan, tout en "clarté lactescente", quand "le monde se défait de tout ce qui lui donnait son éclat". Se perdre ainsi, c'est se retrouver.

Et personne ne sait, Philippe Forest (Gallimard). L'auteur était l'invité du "coup de projecteur", sur TSFJAZZ, ce jeudi 16 janvier. À retrouver ici