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JOE WILLIAMS

En guerre

Le mardi 15 mai 2018, par Laurent Sapir

Friction et fiction, alchimie risquée... La première est-elle soluble dans la seconde ? Autrement dit, le frottement à la réalité sociale la plus brutale est-il compatible avec le romanesque ? Quel espace entre regard en surplomb et tract mélenchoniste ? Si les réponses apportées par Stéphane Brizé différent de La Loi du marché qui lui avait porté bonheur il y a trois ans, le résultat est tout aussi convaincant.

Taiseux et émacié dans la peau d'un vigile de supermarché, Vincent Lindon campe ici un meneur de grève CGT tout en vivacité. Contre la fermeture de son usine, il harangue, s'emporte, fait du bruit. À l'instar de La loi du marché, le comédien joue avec des acteurs non-professionnels à ceci près que Brizé ne s'évertue plus à le fondre dans la masse.

La mise en scène, du coup, change de braquet. Renonçant au plan-séquence, à la profondeur de champ et au versant documentaire, elle se déploie dans l'urgence, dans le concentré. Quelque part, le film impose son rythme aux médias traditionnels. S'appuyant sur le traitement à la fois si convenu, faussement distancié et irrémédiablement artificiel des chaînes d'infos en continu qui relaient tel ou tel conflit social, le réalisateur leur oppose sa propre dramaturgie. Celle, par exemple, qui remonterait bien en amont dans le récit d'une lutte. Que nous dit, par exemple, l'affaire des chemises déchirées d'Air France, s'interroge Stéphane Brizé dans le dossier de presse ? Les salariés se seraient-ils levés de bon matin avec la ferme intention d'en découdre avec leurs DRH ? Que s'est-il passé avant pour que la colère, incontrôlée, dérive en violence ?

Poser ces questions, c'est choisir son camp. La caméra prend soin cependant d'ausculter tous les points de vue: les grévistes les plus enragés et ceux qui baissent les bras, la direction française du groupe plus embarrassée qu'autre chose, les cadres confrontés à une autre logique, le conseiller du président de la République carrément "macronien", pour le coup, puisqu'il fait "en même temps" office d'arbitre chaleureux avec les grévistes et de piqûre de rappel au regard de l'ordre libéral censé prévaloir. Même le patron allemand surprend. Quand il apparaît, au secours ! Sauf que son timbre de voix se nuance d'une étrange douceur... Le dispositif mis en place apparaît ainsi bien plus complexe qu'au départ.

Même topo concernant le syndicaliste joué par Vincent Lindon. Il est à la fois lui-même et en représentation, sincère face à ses camarades de lutte mais tout aussi sensible au micro BFM qui apparaît dans son champ de vision. On dirait presque, parfois, qu'il joue à être délégué syndical (impression confortée par le statut spécifique de Vincent Lindon par rapport aux autres comédiens...) et qu'il est d'abord ce poster que sa fille a affiché dans sa chambre pour célébrer son héros de père qui passe à la télé.

Ainsi en va-t-il des meneurs de grève contemporains, type Édouard Martin à Florange ou Xavier Mathieu chez Goodyear, coincés entre des images violentes qui peuvent crucifier leur mouvement et l'envie d'être soi-même à l'image, de créer de l'image (une manif devant le siège du Medef, par exemple...) pour satisfaire la machine médiatique. C'est dans cet écartèlement d'acteurs sociaux en représentation que se comprend l'épilogue du film, surtout quand l'investissement public vient compenser une solitude. Au-delà de l'impact du collectif, En guerre met d'abord le feu à un ego disloqué.

En guerre, de Stéphane Brizé, Cannes 2018. Sortie en salles ce mercredi 16 mai. Coup de projecteur avec Stéphane Brizé, le même jour, sur TSFJAZZ (13H30)

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