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TIGRAN HAMASYAN

Châtiment

Le mercredi 22 mai 2024, par Laurent Sapir
Percival Everett, une voix qui compte de plus en plus dans la littérature africaine-américaine. Pour preuve, son croquignolesque et poignant "Châtiment" qui déglingue façon Tarantino toute la bêtise et le racisme made in America.

Et si tous les lynchés de Strange Fruit, escortés d'asiatiques et autres latinos eux aussi ségrégués et pourchassés, se transformaient en zombies terrorisant tout ce que l'Amérique compte de "rednecks" ? Quentin Tarantino aurait rêvé pareil scénario, Percival Everett l'a traduit en roman tour à tour déjanté, jubilatoire et poignant. De quoi rendre de plus en plus incontournable cette grande voix de la littérature africaine-américaine dont l'un des livres a récemment inspiré un film passionnant, American Fiction, nommé aux Oscars.

Nous sommes à Money, un bled paumé du Mississippi confronté à une série de meurtres aussi sordides qu' inexpliqués. La scène de crime ne varie pas: à chaque fois, des hommes blancs étranglés au fil barbelé et émasculés, avec à côté d'eux un cadavre de noir saisi par on ne sait quelle bougeotte puisque le cadavre en question disparaît mystérieusement de la morgue pour réapparaître ailleurs dans les mêmes circonstances. Vu que les flics du cru n'entravent que dalle à l'affaire, deux policiers noirs sont dépêchés sur place avec le renfort d'une collègue du FBI prénommée Herbie, car ses parents adoraient Herbie Hancock. Quand elle demande au duo d'enquêteurs de lui résumer une ville comme Money, l'un d'eux répond : "Eh bien, c'est un repère de péquenauds débiles (...) qui offrent la preuve vivante que la consanguinité ne conduit pas à l'extinction "...

La ville a pourtant connu son "heure de gloire", du moins aux yeux du Ku Klux Klan. C'est là où le jeune Emmett Till fut torturé à mort en 1955 pour avoir adressé la parole à une femme blanche. Son fantôme serait-il venu se venger, comme le suggère le lien de parenté des victimes avec les tortionnaires d'autrefois ? Avec un soupçon de gothique épicé par la présence d'une vieille mama dopée à on ne sait quel culte gourou, Percival Everett emprunte une tangente aussi improbable qu'efficace sans rien édulcorer de ce qui est avant tout une machine de guerre contre la bêtise et le racisme. Grâce soit rendue à sa traductrice, Anne-Laure Tissut, qui a su traduire dans toutes ses nuances, si on peut dire, une verve aussi enragée. Même Donald Trump en prend pour son grade lors d'une séquence désopilante, sachant que le récit a été conçu sous sa présidence.

On n'a pourtant pas encore évoqué l'essentiel: cette sorte de trou noir au milieu du récit où l'un des protagonistes retranscrit les noms de tous les noirs lynchés aux Etats-Unis. Requiem pour pendus noyés dans l'oubli, ou alors résurrection fantasmée en contrepoint d'une autre liste, celle de ces "rednecks" qui, au fil de l'intrigue, paient à présent de leur propre vie les méfaits de leurs aïeux ? A l'heure du châtiment, en tout cas, les zombies de Percival Everett offrent enfin à l'Amérique l'humilité qui peut éventuellement lui permettre de renaître.

Châtiment, Percival Everett (Actes Sud). Coup de projecteur, ce jeudi 23 mai, sur TSFJAZZ (13h30), avec Anne-Laure Tissut, la traductrice du roman.

 

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