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JAMIE CULLUM

Babi Yar. Contexte

Le samedi 17 septembre 2022, par Laurent Sapir
Pas de voix off, et pourtant des archives tellement parlantes... Avec "Babi Yar. Contexte", le réalisateur ukrainien Sergei Loznitsa construit un récit aussi poignant qu'exigeant autour de l'un des massacres les plus épouvantables de la Seconde Guerre mondiale.

C'était sans doute la Shoah façon Hollywood, mais pour des millions de télespectateurs, le choc Holocauste, la fameuse série de Marvin J. Chomsky (décédé le 28 mars dernier) diffusée sur les écrans français en 1979, est resté à jamais associé à l'un de ses épisodes les plus traumatisants: Babi Yar, ce ravin de la mort aux environs de Kiev, les quelque 34 000 juifs qui y furent précipités nus, puis mitraillés par la Wehrmacht et ses auxiliaires ukrainiens les 29 et 30 septembre 1941. Des victimes étaient encore en vie quand le ravin fut recouvert de terre ou de chaux.

De Holocauste à Babi Yar. Contexte, certains jugeront la transition hasardeuse, à ceci près que Sergei Loznitsa a lui aussi d'abord pensé à évoquer Babi Yar sous forme de fiction. On préfère qu'il y ait renoncé même si, dit-il, ce n'est que partie remise. Il est vrai que le seul film qu'on ait vu jusqu'ici de ce réalisateur ukrainien, Une Femme douce, témoignait d'une fantasmagorie de la déliquescence peu en phase avec ce qu'il conviendrait de filmer. L'option archives paraît moins incongrue, surtout lorsqu'elle donne lieu à un agencement et à une construction dramatique aussi fulgurants sur le plan politique que cinématographique.

Babi Yar par son contexte, donc, puisque d'une certaine manière c'est le seul choix possible. Il n'existe en effet pratiquement aucun enregistrement caméra, aucune photo en lien direct avec le massacre. C'est comme un "trou noir " en plein milieu du film, ponctué d'images fixes sur un bout de vêtement ou un jouet d'enfant ayant appartenu aux victimes... Loznitsa ne peut dès lors exhumer que l'avant (les fanions à croix gammée de la population à l'arrivée des Allemands) et l'après (les famions sans croix gammée des mêmes lorsque les Soviétiques reprennent la ville...), jusqu'à établir de troublantes symétries. Servilité atavique, quelle que soit l'armée victorieuse ? Le propos, qui  pourrait aussi fort bien concerner la France à la même époque, va bien au-delà d'une quelconque "nazification" telle que Poutine a cru bon de l'évoquer en détruisant tout un pays 40 ans après.

Le réalisateur ne ferme pas les yeux pour autant sur la face sombre d'un certain nationalisme ukrainien, même s'il rend aussi compte de la complexité d'une histoire au regard de tous les crimes soviétiques perpétrés en Ukraine avant la guerre. Il a également à cœur de montrer comment après avoir été massacrée, une mémoire a été occultée. La défaite allemande consommée, le ravin est aussitôt transformé en déversoir industriel et lorsque des participants allemands au massacre sont jugés en 1946, c'est à peine si on relève que les victimes étaient juives. Même le récit à l'audience d'une survivante, Dina Pronicheva, laisse une curieuse impression tant sa dimension héroïque prévaut d'une certaine manière sur ce qui devrait d'abord prendre la forme d'un oratorio à la mémoire d'un peuple assassiné. Le malaise ne disparaît pas, loin de là, lors de l'exécution publique des accusés, pendus dans une ambiance jour de fête.

Au final, toute zone de confort est exclue dans Babi Yar Contexte: l'indifférence -voire la compromission- ukrainienne face à la Shoah quand le même pays fait partie aujourd'hui des nations qui résistent, le refus de verser dans une quelconque mythification de l'Armée rouge malgré son rôle décisif dans la défaite du nazisme... Même sur le plan formel, Loznitsa a recours au disruptif. S'il modifie parfois, mais pas de manière ostentatoire, la bande-son de ses images de guerre jusqu'à subrepticement la reconfigurer, c'est surtout en termes de clarté explicative qu'il tisse son propre langage. Aucune voix off, par exemple, mais de brefs cartons indicatifs, comme dans les vieux films muets, pour faire de temps en temps le lien d'une séquence à l'autre.

Cette exigence pourrait dérouter si elle asséchait les douleurs du passé. Il n'en est rien. Même sans voix off, les archives exhumées s'avèrent extraordinairement "parlantes", notamment lorsque le propos se déplace hors de Kiev, donnant à voir dans d'autres villes ukrainiennes des juifs matraqués en pleine rue par les habitants. Ailleurs, des enfants, des femmes et des vieillards sont regroupés dans un endroit où un photographe capture leur dernier regard. Les mots aussi peuvent fendre l'âme, notamment quand au cœur de ce fameux "trou noir " qui sépare le film en deux, le réalisateur fait défiler à l'écran l'article si poignant de Vassili Grossman, L'Ukraine sans les juifs, ("massacrés les sourds-muets, massacrés les violonistes et les pianistes, massacrés les petits de deux ans et trois ans"...), tel un Kaddish de l'indicible.

Babi Yar. Contexte, Sergeil Loznitsa (sortie en salles le 14 septembre)

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