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ART DECO
DON CHERRY

Au revoir là-haut

Le samedi 28 septembre 2013, par Laurent Sapir

Au sortir de cette infâme boucherie 14-18 où, comme l'écrit d'entrée de jeu Pierre Lemaitre, "ceux qui pensaient que cette guerre finirait bientôt étaient tous morts depuis longtemps", trois rescapés des tranchées inventent des arnaques qui sont bien dans l'air du temps. Ces trois-là ne sont pourtant pas faits du même bois.

Tout oppose, à vrai dire, ce saligaud de Pradelle qui a recours aux moyens les plus criminels pour gagner quelques galons au front ( « L’idée de la fin de la guerre, le lieutenant Pradelle, ça le tuait »....) aux deux "gueules cassées" que sont Albert Maillard et Edouard Péricourt. Le premier se lance dans le commerce de cadavres. Chargé de déterrer les victimes des champs de bataille pour les regrouper dans des nécropoles, Pradelle escroque l'Etat, économise sur les cercueils, n'hésitant pas à refourguer les restes de deux ou trois poilus dans une boite d'1m30.

Albert et Edouard, eux, se la jouent plus "artistique". Abandonnés à la misère après leur démobilisation, défigurés aussi bien psychologiquement que physiquement -Edouard n'a plus qu'un trou à la place du visage- les deux amis se mettent à dessiner des projets de monuments aux morts qu'ils vendent aux mairies les plus offrantes sans prendre soin, bien évidemment, d'honorer leurs commandes.

Est-ce dans ses polars passés que Pierre Lemaitre a su ainsi dénicher la causticité ("Mademoiselle Raymond n'avait rien d'une crème glacée. Pour autant, la ressemblance avec la meringue dorée n'était pas totalement dénuée de sens"...), l'art du portrait (ah, l'inoubliable Merlin...) et du motif (la fameuse tête de cheval) ainsi que la puissance rythmique et narrative qui lui permettent, ici, de brosser une fresque véritablement balzacienne ? Quoiqu'il en soit, son récit nous dévore tout en braquant les projecteurs sur une période relativement méconnue de l'Histoire de France, entre la fin de la guerre et l'entrée dans les Années Folles.

Livré aux Tartuffe et aux intrigants, le pays verse alors dans une fièvre commémorative qui fait office de paravent tout en se montrant incapable de s'occuper de ceux qui ont survécu à l'enfer. Anatole France disait: "On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels"... Pierre Lemaitre raconte la victoire des industriels. On pense aussi, en le lisant, aux charpentes d'une certaine littérature française de l'entre-deux-guerre: Aragon et Drieu La Rochelle parce qu'ils ont eux aussi respiré la boue des tranchées et les effluves de décadence qui ont suivi, mais aussi Paul Nizan et cette manière avec laquelle une présence féminine (ou comment une gamine silencieuse et mystérieuse redonne la joie de vivre à un désespéré...) force les portes d'une histoire d'hommes tout en redonnant à une vraie littérature populaire ses lettres de noblesse.

"Au revoir là-haut", Pierre Lemaitre (Albin Michel). Coup de projecteur avec l'auteur ce mardi 1er octobre (12h30) sur TSFJAZZ.

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