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Anatomie d'une chute

Le mercredi 23 août 2023, par Laurent Sapir
"Quand on ne peut pas connaître la vérité, il ne nous reste plus qu'à faire un choix"... Avec son fluide et ample "Anatomie d'une chute", palme d'or 2023, Justine Triet propose une humilité de regard qui tranche avec le discours-bulldozer auquel elle s'était livrée en mai dernier.

Souvent en crise mais jamais passives, les âmes fortes au féminin pluriel qui jalonnent la filmographie de Justine Triet (La Bataille de Solférino, Victoria...) surnagent quoi qu'il leur en coûte, même si le pétage de plombs n'est jamais très loin. De quoi composer un univers singulier mais dont la tonalité nous avait toujours semblé jusqu'ici plus ou moins dissonante. Dense et touffu, ce cinéma-là peut aussi pécher par trop-plein, se complaire dans les terrains accidentés, confondre le bruit et le brouhaha, renoncer même  à sa spontanéité originelle, comme dans Sibyl, l'avant-dernier opus. Anatomie d'une chute annihile comme par miracle tous ses accrocs. On y retrouve pourtant une alchimie à risques -thriller, film de procès, autopsie d'un couple- mais aussi une fluidité et une ampleur dans le propos comme dans la mise en scène qui font toute la différence avec les trois premiers films de la réalisatrice.

Anatomie d'une chute, donc... Celle de Samuel, retrouvé mort au pied d'un chalet de montagne alors que son couple dysfonctionnait de plus en plus. Meurtre ? Suicide ? Accident ? La victime était écrivain, comme sa femme, Sandra, dont l'ambition littéraire se voyait davantage couronnée de succès. C'est elle qui finit par se retrouver dans le box des accusés sous le "regard" d'un gamin à la fois mal-voyant... et visionnaire. C'est lui qui détient d'une certaine manière la clé de l'énigme, à condition pour cela de démêler les différentes strates du trauma occasionné par la découverte du corps de son père.

Le vertige qui s'ensuit questionne un double mensonge, celui d'un tribunal et d'un couple. Justine Triet filme un procès d'une manière complètement inédite, brisant le hiératisme que Caroline Diop avait fantastiquement sublimé dans Saint Omer. Ici au contraire, ça fourmille de partout avec des interrogatoires en coup de vent, des contre-plongées soudaines, une caméra arythmique... Quelle vérité figée peut émaner d'un tel vrombissement ? Même faux semblants dans la façon dont un couple se fracasse au gré de plusieurs flashbacks. Taraudé par un contexte post-#Metoo, l'équilibre conjugal soigneusement tissé par deux conjoints artistes se lézarde de toute part alors que chacun se prévalait d'une maturité forcément réparatrice. Là encore, la mise en scène prend bien soin de ne donner raison à personne. Même l'expression "torts partagés" relève du superflu.

C'est dans cette spirale qui emporte le spectateur que survient une phrase-clé: "Quand on ne peut pas connaître la vérité, il ne nous reste plus qu'à faire un choix "... Belle définition du cinéma et surtout magnifique humilité de regard de la part de la réalisatrice (rien à voir avec son discours-bulldozer de lauréate lors de la palme d'or à Cannes...). Anatomie d'une chute est tout entier irrigué par cette indécision que tour à tour froide, puissante et brisée, Sandra Hüller incarne prodigieusement, ne serait-ce qu'à travers sa façon de passer du français à l'anglais ou à l'allemand. Et puis il y a l'enfant, Daniel: ses déchirures, son côté déjà adulte, son intensité, son mystère... C'est tout cela que fait passer avec une magie de jeu sidérante le jeune Milo Machado Graner. De quoi auréoler d'une poésie tragique complètement inattendue la machine infernale conçue par Justine Triet avec le renfort de son compagnon-scénariste Arthur Harari.

Anatomie d'une chute, Justine Triet, palme d'or à Cannes (Sortie ce mercredi 23 août)

 

 

 

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