Samedi 20 septembre 2025 par Laurent Sapir

À l'assaut du réel

C'est la suite du déjà si génial "Apocalypse cognitive"... Dans son nouvel essai, Gérald Bronner gamberge sur les avatars de la "pensée désirante" à l'ère de la "post-réalité" et sous l'empire de nouveaux mondes numériques. Passionnant et percutant.

 

On connaît une Suédoise qui a vécu une histoire passionnelle avec le mur de Berlin. À la chute de celui-ci et après un veuvage douloureux, elle a de nouveau rencontré l'amour avec... une barrière de bois. C'est le sociologue Gérald Bronner qui évoque dans son nouveau livre cet épisode "sentimental" pour le moins loufoque, mais qui revêt selon lui une portée symbolique et philosophique. Car voici venu, d'après l'auteur de Apocalypse cognitive (2021), le temps de la post-réalité, plus dévastatrice encore que la post-vérité. Le réel s'est fragmenté. Notre socle commun s'est effacé, cédant à l’expression parfois outrancière de certaines formes d’individualisme. La grande aventure qui désormais nous taraude, explique Gérald Bronner au micro de TSFJAZZ, n'est plus le mythe du progrès, cette épopée collective qui nous faisait regarder vers demain, mais plutôt l'odyssée du qui suis-je ?, celle "qui nous fait regarder en dedans de nous-mêmes", aventure dont la Suédoise folâtrant de mur en barrière est loin d'être le seul avatar.

Autant de métamorphoses que l'auteur autopsie avec brio et densité, tout en restant fidèle à sa méthode. Avant de dresser l'inventaire d'un réel corrompu, hybridé ou "ductilisé", il cerne en premier lieu quelques invariants de la pensée humaine et les décline dans plusieurs contextes. L'homme est un "singe magicien", écrit Bronner. Depuis toujours, depuis l'antédiluvienne Épopée de Gilgamesh dont le héros tentait déjà de transcender sa condition biologique pour devenir immortel, il lui faut gérer le fardeau de l'incertitude qui le mine sans cesse et inventer des outils pour la réduire. Cette "pensée désirante" a d'abord nourri une addiction aux croyances, aux superstitions. C'est en cela que le "singe magicien" se distingue du singe classique.

Cette même "pensée désirante", l'auteur en convient, a aussi ouvert le champ des possibles. Elle a nourri les progrès scientifiques et entraîné des avancées sociales, notamment grâce à la contestation de l'ordre établi. Sauf que la dérégulation -concept essentiel chez Bronner- de cette "pensée désirante", a eu des effets pervers. "On connaît le réel quand on s’y cogne ", disait Lacan. — "Le réel, quel réel ? ", pourrait lui répondre un Donald Trump qui, après avoir menti comme il respire (post-vérité), a changé de braquet en cassant les thermomètres (post-réel) : désactivation des satellites de la Nasa mesurant le réchauffement climatique, licenciement d'une responsable de statistiques du travail dont les chiffres ne lui convenaient pas... L'actualité récente regorge d'exemples de la sorte.

Autres écrins dorés pour cette "pensée désirante dérégulée", les nouveaux mondes numériques et l'essor de l'intelligence artificielle. De quoi répertorier de bien étranges communautés dont les adeptes sont plus nombreux qu'on ne le pense. Voici les "thérians" qui s'imaginent être des chats ou des renards, les "shifters" qui s'évadent par auto-hypnose au royaume d'Harry Potter, ou encore ce père de famille qui décrète soudainement être une fillette de six ans. Tout est imaginable : se marier avec un animal de compagnie par exemple, ou bien avec un personnage de fiction (ou encore avec une barrière de bois...). Reste la question qui fâche : tout cela aurait-il été possible si certains travaux académiques n'avaient pas préparé le terrain ? 

Attention, polémique ! Cet assouplissement des catégories par lesquelles nous appréhendons le réel, Gérald Bronner en rend un peu responsable certains penseurs ou idéologues ayant considéré, par exemple, que la science était une construction culturelle occidentale dont il était parfaitement possible de relativiser les conclusions. Ces modèles dits "dominants" se sont pourtant montrés, sur le plan descriptif, bien plus efficaces. Quand la Chine envoie une fusée, selon Gérald Bronner, elle ne s'appuie pas sur le yin et le yang. La gravité de Newton existait bien avant lui ! On l'aura compris, la "pensée 68" en prend pour son grade. Même topo pour la French Theory et autres déconstructions en tout genre. Cible principale : le regretté Bruno Latour, sévèrement taxé de "vicaire de la pluralité". L'auteur, à vrai dire, semble surtout en vouloir à ses disciples (les "latouriens") et à leurs intimidations morales.

De fait, ses propos ne se calquent pas vraiment sur la rhétorique anti-woke classique. Bronner reconnaît l'intérêt de certains travaux alternatifs qui dessillent à juste titre face à certaines ornières. "Je n'ai pas écrit une petite bible morale pour condamner l'expression du désir", insiste-t-il par ailleurs à notre micro. On reste aussi circonspect quand certains articles exploitent ses travaux pour imposer un seul discours sur la dette, grand thème du moment. Mieux vaut retenir sa défense de la rationalité comme “méthode de négociation” avec le réel, même si elle n'apporte pas de "récit" au monde. Sommes-nous prêts à pareil désenchantement ? S'il est propice à une morale de la maturité et nous apprend à accepter le hasard et l'incertitude sans céder aux sirènes sectaires ou populistes, le pari vaut d'être tenté.

À l'assaut du réel, Gérald Bronner (Editions PUF). Coup de projecteur avec l'auteur, ce mardi 23 septembre sur TSFJAZZ (13h30)