Vendredi 11 juillet 2025 par Laurent Sapir

Jeunesse (Retour au pays)

Troisième et dernier focus d'une fresque documentaire exceptionnelle sur le capitalisme à la chinoise, "Jeunesse (Retour au pays)", de Wang Bing, raconte autant une échappée qu'une parenthèse.

 

2 600 heures de rushes, cinq ans de tournage entre 2014 et 2019... Avec Jeunesse (Retour au pays), son dernier focus sur les usines textiles de Zhili, un quartier ouvrier près de Shanghai, Wang Bing boucle une trilogie d'exception. Elle ne s'arrête pas à ses seules performances volumétriques. Au-delà du regard clinique sur tout un système d'exploitation, c'est l'agencement, et a fortiori le "tissage", justement, de toute une ribambelle de trajectoires individuelles qui suscitent l'admiration au travers de blocs narratifs qui, bien qu'usant de la répétition, dégagent de véritables lignes de force. 

On garde encore en mémoire le tempérament vif, joyeux, blagueur et résilient du premier volet, Le Printemps. Tout comme les sourires de plus en plus harassés de ces jeunes prolos broyés par un rythme de travail exténuant et rémunérés de manière aléatoire. Dans le second fragment, Les Tourments, le "système" flanchait en direct avec la disparition inopinée du directeur de l'un des ateliers. Résultat: une symphonie désaccordée de machines et de poussières, le jour se confondant avec la nuit, et un climax absolu, aussi bien sur le fond que sur la forme. 

Changement de décor avec ce dernier volet plus resserré dans le temps (2h30) malgré parfois une certaine langueur. Alors qu'il ne ponctuait qu'à la marge les deux précédentes parties, le retour dans leur campagne des jeunes travailleurs filmés par Wang Bing prend ici la valeur d'une véritable échappée, même si on comprend après coup qu'elle ne constitue qu'une parenthèse. En attendant, le bourdonnement des machines à coudre laisse place aux pétards du nouvel an chinois, tandis que les héros du documentaire font davantage couple. Transbahutés dans un environnement reculé, souvent montagneux, ils affrontent un paysage moins glauque qu'à Zhili mais dont l'absence d'horizon accentue le désenchantement général. 

Les séquences fortes pullulent. Une procession de mariage en marque le point d'orgue jusqu'à ce plan brutal (Wang Bing, c'est d'abord l'art du montage...) où les deux conjoints se retrouvent assis et muets au bord du lit dans une chambre sombre, le marié étant soudain saisi d'une quinte de toux qui rappelle l'une des scènes les plus fortes de Tourments. D'autres couples participent à ce "retour au pays", puis ce retour aux ateliers dans ce qui ressemble à un cycle sans fin. Chamailleries, mépris, mais aussi moments de tendresse... La caméra de Wang Bing, à la fois discrète et intimiste, capte toutes les nuances de ce qui résiste au final à la déshumanisation capitaliste telle que la Chine dite communiste la pratique. "Les patrons sont des bâtards", lâche l'un des jeunes tisseurs qui a tenté en vain de se faire payer son solde. Jamais prononcé dans les deux volets précédents, y compris dans une version moins triviale, ce jugement a valeur de respiration.

Jeunesse (Retour au pays), Wang Bing, en salles depuis mercredi.