Vendredi 10 février 2023 par Laurent Sapir

Une histoire du vertige

Au gré des livres qui l'ont accompagné (Glissant, Faulkner, Pessoa...), Camille de Toledo évoque avec tact et fulgurances tous nos vertiges narratifs et fictionnels à l'heure où la Terre agonise.

 

Le sol bouge, les appuis vacillent; on était bien assis, bien tenu, et voilà qu'on manque de tomber. De quoi le vertige est-il le nom ? Dérèglement auditif ? Problème de cœur, de cerveau ou de carotide ? Stress latent entremêlant l'âme et le corps, le sémiotique et le physiologique ? Le vertige, c'est du multifactoriel, nous assène le médecin. Et ensuite ? Ensuite surviennent Camille de Toledo et ses appels à changer nos systèmes d'appuis et nos repères. Trouver d'autres manières de rester debout, en somme, pour sortir de cet entre-deux de l'effondrement et de la séparation, surtout quand c'est le genre humain qui tangue face à un écosystème en faillite.

On l'aura compris, le vertige dont il est ici question est de nature plus métaphysique, mais les symptômes sont les mêmes : au sommet d'une montagne, nous observons ce que nous avons fait du monde et c'est la nausée. D'un côté notre mode de vie, nos encodages, nos fictions, nos habitats linguistiques et narratifs, nos croyances (communisme, capitalisme...); et au-dessous, vertigineusement au-dessous, le gouffre climatique, les espèces disparues et tout ce que Camille de Toledo appelle la "vie nue " en dehors des espaces sociaux tissés par le langage.

Cette fracture à travers laquelle le sol se dérobe, l'auteur nous en propose une sorte de traçabilité en revisitant quelques grands textes ou mythes littéraires qui ont acté ce hiatus croissant entre "les mots et les choses ", comme disait Michel Foucault. Première cavale narrative, celle de Don Quichotte. Tombant puis se relevant (mais sans prendre conscience que cela donne parfois le vertige...), le héros de Cervantes ne tient l'univers, ou plutôt le sien propre, que par les fictions qui recouvrent son imaginaire et le détachent de plus en plus du réel. Nous vivotons pareillement dans "un monde sur-écrit, réécrit, travaillé et usé par toutes nos biffures ", nos addictions se raccrochent à d'autres romans de chevalerie (les séries sur Netflix, par exemple), mais avec le même résultat. La Terre se meurt, et nous sommes encapsulés dans nos fables.

Sauf qu'il y a deux sortes d'histoires que nous nous racontons: celles qui détruisent le monde et celles qui peuvent encore le sauver. C'est là où Camille de Toledo se raccroche à des auteurs comme Édouard Glissant, et plus encore à William Faulkner et Fernando Pessoa. À l'heure de la crise écologique, il salue le souffle poétique et "l'architecture du tremblement " chère à l'auteur de la notion de tout-Monde. Avec Faulkner qui "fait du vertige un foyer ", il nous réinitie à une narrativité diffractée, autrement dit qui a perdu son centre.

C'est un peu le sens du monologue de la mère morte dans Tandis que j'agonise. Depuis l'outre-tombe, rattachée au sens propre à la Terre, elle énonce nos mensonges, nos déconnexions, "le rapt des mots" sur nos existences et la chute de nos appuis sémiotiques. Même type de cassure que "lorsque des algorithmes cherchent à ordonner nos mondes; quand les discours politiques nous heurtent pas nos abstractions, quand les langages économiques, comptables ne touchent plus Terre, mais au contraire, la violentent, la profanent, inlassablement "... Avec Pessoa, enfin, l'auteur ouvre une brèche dans cet univers de plus en plus fragmenté et diffracté en nous conjurant de nous accepter comme entrelacés. C'est le fameux "espoir océanique ", celui d'une "reconnexion à un destin plus vaste que soi, lié aux arbres, aux océans, aux étoiles, à l'infinité qui nous enveloppe, nous emporte, nous embrasse."

L'appel, en somme, à ne jamais "se soumettre au verdict des apocalypses" traverse cet essai écopoétique dont l'auteur a autant soigné le cheminement que l'accompagnement. En témoignent les dessins, peintures et autres schémas reproduits, ainsi que la forme spécifique du récit adressé au lecteur: "Tu te souviens... tu te rappelles... tu vois... Tu connais peut-être ...". Ce procédé du tutoiement fait d'autant mieux scintiller la sombre beauté d'une écriture et la fraternité qui l'irrigue, tel l'écho d'un frère absent déjà évoqué dans Thésée, sa vie nouvelle et auquel Camille de Toledo continue de s'adresser par-delà la séparation. Ainsi sont réunies toutes les formes du vertige, qu'elles soient de l'ordre de l'effondrement, du combat ou de la réparation.

Une histoire du vertige, Camille de Toledo (Editions Verdier). Coup de projecteur avec l'auteur sur TSFJAZZ, ce mardi 14 février, à 13h30.