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Underground

Le mardi 26 mars 2013, par Laurent Sapir

On dirait un roman d'Haruki Murakami. Des types bien comme il faut envahissent le métro à l'heure de pointe, le matin, propageant dans la rame des poches de gaz toxique dont ils ont percé l'emballage avec la pointe de leur parapluie. Les tueurs portent un masque chirurgical, comme d'autres passagers qui veulent se protéger des microbes. Cela aussi, c'est très "murakamien". A se cacher ainsi du regard de l'autre, une société ne meurt-elle pas, peu à peu?

Ne poussons pas plus loin les méandres de l'authentification. "Underground" porte effectivement la signature de Murakami, mais dans un genre bien plus hybride que le simple roman. Mi-reportage, mi-essai, l'ouvrage n'est pas non plus dénué d'une composante autobiographique. Six ans avant "1Q84", le grand écrivain japonais se saisit d'un trauma réel -l'attentat au gaz sarin du 20 mars 1995 perpétré par la secte Aum dans le métro de Tokyo- pour affronter les démons d'un pays dont il s'était éloigné. Ses entretiens avec les rescapés du drame et les adeptes de la secte lui révèlent dés lors un Japon désincarné, obsédé par la valeur travail, dévoré par ses propres bulles financières et qui se retrouve, au final, incapable de gérer les situations de crise.

Il est dés lors trop facile, selon l'écrivain, de considérer que les recrues de Aum n'ont rien à voir avec ce qu'est devenue la société nippone. Leur bagage intellectuel témoignerait plutôt du contraire. Haruki Murakami les dépeint plutôt comme des exclus du grand roman national ayant fini par ne plus se reconnaître dans la voie toute tracée -et profondément aliénante- du miracle économique japonais. "Ces ombres inconscientes, écrit Murakami, sont un sous terre que nous transportons en nous, et l'amertume qui nous reste en bouche continue à nous gêner bien après que l'attaque au gaz de Tokyo a commencé à suinter en surface"...

L'allégorie souterraine laisse évidemment le lecteur rêveur. Murakami l'avait déjà explorée dans l'un de ces précédents romans en imaginant un peuple fictif, les Ténébrides, prospérant dans un vaste réseau de tunnels tokyoïtes et se nourrissant de chair en décomposition. Mais comment ne pas penser également à la puissance destructrice des fameux Little People de "1Q84" présents en chacun de nous. Il était question, là aussi, d'une secte destructrice, de passages secrets et d'un monde obscur et parallèle à la fois si loin et si proche.

La tâche du romancier ne consiste-t-elle pas, dés lors, à reconstruire une autre narration pour faire échec à cet underground rongeur et mortifère ? Les récits des victimes, tel que Murakami les restitue avec une fantastique humilité, un peu comme une "araignée aspirant une masse de mots",  y contribuent certainement. L'aridité romanesque s'efface ainsi, subrepticement, laissant place à une sorte de choeur poignant dont le coryphée pourrait très bien être cette jeune et belle femme à moitié paralysée par l'attentat et dont les doigts se referment lentement sur ceux de l'écrivain "aussi doucement que les pétales d'une fleur qui s'endort"...

"Underground", d'Aruki Murakami (Editions Belfond)

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