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LOUIS ARMSTRONG

Django Reinhardt: un musicien tsigane dans l'Europe nazie

Le mercredi 07 avril 2021, par Laurent Sapir
Au cœur de ce que la "djangologie" a pu receler historiquement de plus équivoque, Gérard Régnier, contrairement à ses précédents travaux, reste un peu au milieu du gué.

Attention, terrain miné. Revenant sur l'âge d'or de Django Reinhardt sous l'Occupation, l'historien Gérard Régnier détaille un agenda jazzistique qui en a troublé plus d'un. Comment le héros du jazz manouche pouvait-il supporter toutes ces grappes de nazis à ses concerts parisiens alors que ses frères de sang étaient promis à l'extermination ? S'est-il à ce point contenté d'écouter "l'Histoire s'énerver ", selon la belle formule de Marc-Antoine Nabe, avant d'essayer de rejoindre la Suisse parce qu'il ne voulait pas jouer à Berlin ? Terrain miné, mais familier à l'auteur d'une indispensable histoire du jazz sous l'Occupation dont l'un des chapitres -les Zazous- a fait l'objet plus récemment d'un essai tout aussi décapant.

D'où vient alors ce sentiment que Gérard Régnier avance ici à tâtons, enguirlandant le noyau dur de son récit d'une mini-biographie de Django qui détourne de l'essentiel ? Des notations habiles et pertinentes ici et là suggèrent néanmoins la visée de l'auteur, ainsi que quelques rappels nécessaires sur la fable du jazz soi-disant interdit en France durant les années noires. Dans le même ordre d'idées, Gérard Régnier relève à juste titre comment, en Allemagne même, les Nazis durent faire la part des choses entre leur allergie à la "musique négro-judéo-anglo-saxonne " et le goût d'une bonne partie de la jeunesse allemande pour ce répertoire. Il fallait bien après tout rehausser le moral des troupes sur le front, jusqu'à y envoyer pour distraire les soldats la petite formation du trompettiste Kurt Hohenberger.

Concernant Django, en revanche, l'auteur hésite à y aller franc-jeu, comme par peur de trop érafler l'idole. Au lecteur de décrypter ses ses indices. On conviendra ainsi que le patronyme germanisant du guitariste ait pu jouer en sa faveur, tout comme sa sédentarité, Vichy faisant prioritairement la chasse aux nomades. Pour le reste, et au-delà évidemment de la nécessité pour lui d'assurer sa subsistance, on observe chez Django une soif de glauriole éperdue sous l'Occupation. Il raffole des articles à sa gloire, se couvre de bracelets, dilapide au jeu l'argent qui coule à flot et s'avère carrément mesquin avec ses sidemen. Le guitariste va même jusqu'à emprunter de l'argent à l'un d'eux après une tournée pour se payer le trajet de retour en train. Il opte évidemment pour les premières classes alors que ses camarades sont installés en 3eme...

Troublant Boléro, décidément... La musique de Django s'en ressent au gré d'orchestres reconfigurés à plusieurs reprises. C'est du moins ce qu'observe l'un des plus fidèles admirateurs de l'artiste, Charles Delaunay. Le pionnier de Jazz Hot n'a pourtant pas lésiné, dans un premier temps, à "vendre" Django comme l'emblème d'un "jazz de France" faisant raccord avec la doxa vichyssoise de l'époque. Delaunay prétend même faire du swing "la musique de l'ordre nouveau ", d'après des propos rapportés par un journaliste de presse locale. Redoutable ambiguïté (prolongée néanmoins par un engagement indiscutable dans la Résistance) que l'auteur a déjà épinglée dans ses ouvrages précédents... André Cœuroy, un musicologue de la presse collabo, va bien plus loin encore : puisque l'heure est à l'Europe nouvelle sous croix gammée, Django est la figure idéale d'un "hot blanc accordé à la sensibilité européenne ", "dégagé du style nègre " et de tout ce qui rappelle "la jungle de Harlem "...

L'auteur ne se prononce pas sur ce type d'écrits. Réfutant à bon escient toute compromission politique du guitariste avec l'occupant (Django échappe sans la moindre difficulté aux fourches caudines de l'épuration), il laisse en revanche en pointillés ce qui pourrait relever d'une lâcheté ou d'une naïveté artistique, celle d'un jazz débranché de sa moelle américaine et d'un Django qui en aurait été la statue de cire au-delà de ses tentations symphoniques... La découverte postérieure du be-bop revitalisera autrement l'icône manouche. En attendant, son odyssée parfois bien tristounette des années noires donne à penser que si le jazz a été à ce point toléré sous l'Occupation, c'est aussi, peut-être, parce qu'il avait de moins en moins à voir avec le jazz. L'historien trouvera-t-il dans d'autres travaux les outils adéquats pour creuser une telle piste ? 

Django Reinhardt, un musicien tsigane dans l'Europe nazie, Gérard Régnier (Editions L'Harmattan)

 

 

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