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Premier bilan après l'apocalypse

Le samedi 23 juillet 2011, par Laurent Sapir

C'est toujours exténuant, les prophètes qui nous la jouent fin du monde. Frédéric Beigbeder, heureusement, ne consent à cette faiblesse que le temps d'une préface. Suant la plume à vouloir nous convaincre que le livre-papier est en phase terminale face à l'ogre de l'édition numérique, l'essayiste se fait peur tout seul. Mais ce n'est là qu'un "pré-texte", en quelque sorte...  L'essentiel survient dans les  400 pages suivantes, dédiées aux 100 livres censés disparaître dans la fournaise d'Internet et que Beigbeder souhaite conserver au 21ème siècle. Et là, avouons-le, ce "Premier bilan après l'apocalypse" est un régal d'écriture et de sensibilité.

Mieux encore, en écrivant sur les autres, Frédéric Beigbeder se livre paradoxalement à une forme d'autoportrait beaucoup plus seyante que dans son dernier roman. L'auteur avait déjà tenté le même exercice il y a une dizaine d'années avec "Dernier inventaire avant liquidation", mais à l'époque, c'est un palmarès un peu scolaire établi par la FNAC qui lui servait de base de travail.  "Premier bilan..." échappe à cette contrainte. Classement libre, où se côtoient les vivants et les morts, les branchés et les maudits, les  Américains et les autres.

Bret Easton Ellis occupe  la première place avec "American Psycho", ce qui est loin d'être une hérésie. "Il ne faut pas redouter le nihilisme romanesque", écrit à ce propos Frédéric Beigbeder. "La littérature, ajoute-t-il, est le seul endroit où le nihilisme est conciliable avec l'espoir, la beauté, la résurrection". 4ème sur la ligne d'arrivée, Antoine Blondin et son "humeur vagabonde"... "Blondin est notre Fitzgerald. Il marie la mélancolie et la fête, il cache de la profondeur dans les plaisanteries, il ne pleure pas, il n'éclate pas de rire, il fabrique juste de la beauté". A-propos de Scott Fitzgerald justement, et autour de "La Fêlure", classé au 10ème rang: "Son auteur avait tout prévu de sa vie future. Il comprend que dans sa jeunesse il rédigeait son propre avenir quand il riait des gens ruinés. Le malheur est prévisible, ce qui ne l'empêche pas d'arriver"...

D'autres coups de coeur, encore... Colette, Cocteau, Montherlant, Boris Vian, mais aussi San Antonio, Lauzier et Georges Simenon... Certains les placardaient pour leur superficialité apparente, Frédéric Beigbeder les réhabilite en s'indignant, au passage, que chez nous, un écrivain n'a pas le droit de faire la fête. Cela ne l'empêche pas de mettre en exergue des oeuvres ancrées dans ce que le 20ème siècle a eu de plus sombre ("La Peau" de Malaparte est en No 11, "Les Bienveillantes" de Jonathan Littell est classé en 39ème position, Primo Lévi occupe le rang numéro 52 avec "Si c'est un homme")... Hommages de l'auteur également à ses contemporains: Philippe Djian, Michel Houellebecq, Emmanuel Carrère mais aussi, et à trop juste titre, Marc-Edouard Nabe avant son pétage de plomb.

Epitaphes formidablement charpentées par ailleurs, à l'image de ce sublime portrait d'Alain Pacadis,  "jeune homme chic" ridé puis tronçonné par les affreuses années 80, pleurant de se voir refuser l'entrée du Palace: "Son perfecto couvert de badges fluos puait le vomi. Il avait probablement déjà chié dans son froc"... Quelques pages plus loin, Frédéric Beigbeder écrit à-propos de Dorothy Parker, une Américaine que j'ai furieusement envie de lire désormais: "Je préfère le talent au génie, le charme à l'ambition, la fragilité à la force, le violoncelle à la grosse caisse, Sagan à Duras, Modiano à Gracq, Blondin à Céline. Et, bien qu'humbles, mes goûts et mes couleurs ne se discutent pas"... Pareil pour nous. C'est aussi ce Beigbeider là, avec cet humour chevillé à la profondeur d'âme, que l'on préfère de très loin à la silhouette parfois surfaite dont raffole la presse people...

"Premier bilan après l'apocalypse", de Frédéric Beigbdeder (Editions Grasset) Sortie en librairie le 31 août

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