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Le Voyage dans l'Est

Le lundi 23 août 2021, par Laurent Sapir
Avec "Le Voyage dans l'Est", Christine Angot repasse par la case inceste sans pour autant ressasser. Un tour de force qui n'exclut pas des moments plus faibles, notamment dans la deuxième partie du récit.

À l'Est, rien de nouveau, pourrait-on croire. La boussole intime à jamais détraquée par l'inceste qui a déjà inspiré plusieurs de ses œuvres, Christine Angot retourne à ses funestes Ithaque: Strasbourg, Reims, Nancy...  C'est là qu'est née et que s'est déployée la destruction, mais aussi la déception: le père qu'on aimait et qu'on admirait, le brillant haut fonctionnaire du Conseil de l'Europe, se vautrait dans l'innommable, reléguant sa proie dans les limbes de l'incompréhension, du refoulé et de la solitude.

Angot ne ressasse pas, elle creuse. Son écriture sèche et sans chichis fait advenir, telle une perceuse, tout un dégradé de strates souterraines. Un peu de phénoménologie n'est pas inutile dans ces circonstances, surtout quand l'écrivaine fait la différence entre son "moi " et sa personne: "Je savais ce que je pensais de la situation. C'était limpide. Je la désapprouvais. Ce qui s'appelle 'moi' désapprouvait. Le reste... Le reste ne pensait pas. Le reste attendait. En espérant que ça allait passer. Le reste n'existait pas. Le reste était bloqué. Je ne l'éprouvais pas. Je n'ai pas pu préserver le reste. Je n'ai rien pu faire. J'ai essayé. J'ai cru parfois y arriver. J'ai cru sauvegarder des morceaux. Ça n'a pas marché. C'était illusoire ".

C'est justement dans le décryptage de cet après que le bât blesse. En voulant montrer comment l'expérience de l'inceste altère les relations ultérieures, et notamment les relations amoureuses, la romancière se disperse quelque peu. Un journal intime arrive là comme un cheveu sur la soupe, les expériences sexuelles se raccordent plus ou moins au trauma originel. Vers la fin du récit, le ton vire croisade, prenant pour cible une récente loi sur le consentement. Il n'y a jamais consentement en matière d'inceste, d'après Angot, même après 18 ans. Sa colère touche davantage quand un commissaire évoque devant elle un risque de non-lieu pour les faits qu'elle a endurés. Non-lieu. Autrement dit, ça n'a pas eu lieu. Rien qu'à l'idée de recevoir un courrier officiel avec ce terme juridique, Angot renonce à porter plainte.

L'issue de secours s'effectuera par l'écriture, et aussi en réponse à tous ceux qui ont toujours reproché à l'écrivaine sa prose sèche et crue. Quand son salaud de père lui conseille de relater son expérience façon Robbe-Grillet, entre rêve et réalité, elle explose: "Connard va. Qu’on ne sache pas si on est dans le rêve ou la réalité ! C’est toi qui rêves. Si j’écris, tu penses que c’est pour m’aplatir ? T'es juste un pauvre petit bourgeois littéraire de merde. À la manière de Robbe-Grillet, non mais, tu vas mal ou quoi ?". Inégal mais gorgé de fulgurances qui nous rappellent notre premier coup de cœur pro-Angot d'il y a trois ans, Le Voyage dans l'Est reste à la hauteur d'une romancière qu'on ne saurait mépriser.

Le Voyage dans l'Est, Christine Angot (Flammarion). En librairie depuis le 18 août.

 
 
 
 
 
 
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