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La Longue Nuit de Chet Baker

Le vendredi 02 mai 2008, par Laurent Sapir

Ce n'est pas une enquête, c'est une dissection. Parue en 2002 aux Etats-Unis, Deep in a Dream-The Long Night of Chet Baker nous arrive en France avec un parfum de scandale. L'auteur, James Gavin, journaliste au New-York Times, n'a omis à vrai dire aucun détail sur le voyage de Chet Baker au pays des seringues. Avec ou sans ordonnance, l'ange déchu prend ici les traits d'un junkie sans foi ni loi qui se tue dans tous les sens du terme. Cramponné à son prochain fix, Chet ne pense à rien d'autre. Ses amours, ses enfants, ses amis, il les expulse de sa bulle. Il trahit toute la confiance qu'on a en lui et il trahit trop souvent aussi sa musique à coup de concerts bâclés où le seul public qui l'intéresse est le dealer du coin.

Chet sous un mauvais jour, donc... Reste à élucider le mobile du crime. Sur ce point, James Gavin a plutôt bien gambergé son sujet. Il n'en fait pas trop sur l'enfance perturbée du trompettiste même si on comprend très vite qu'une mère envahissante et un père brutal et looser n'ont rien d'épanouissants. Le rapport à l'Amérique, lui, est beaucoup plus complexe. Dans les années 50, Chet Baker met son pays en pâmoison. Transformé en "cover-boy" d'un jazz non menaçant par les clichés de William Claxton, ses tee-shirts West Coast sont beaucoup plus lucratifs que ses solos. Mâchoire carrée, fossettes saines, l'ancien garçon de ferme ayant servi son pays à trois reprises symbolise la pureté même dans l'euphorie d'après-guerre.

Malentendu mortifère car Chet est d'abord un type en colère et mort d'angoisse devant son public. Il faut dire qu'à New-York, la presse jazz a très vite commencé à le "casser". On s'est moqué du trompettiste qui jouait d'oreille, on a daubé l'icône gay, on a fait le parallèle entre son insouciance au volant dans des sublimes bagnoles alors qu'au même moment Clifford Brown, qui avait plus de mal à joindre les deux bouts, se scratchait dans un talus d'autoroute parce qu'il n'était pas sûr d'être à l'heure pour un concert à Chicago. Et ce ne sont pas seulement les musicos blacks, comme on l'a dit trop souvent, qui sonnèrent la charge (Il y en eu, au contraire, comme John Lewis, Oscar Pettitford, Kenny Dorham, qui prirent fait et cause pour lui). Gerry Mulligan, Art Pepper ou encore Stan Getz ne se montrèrent pas plus tendres...

Stan Getz qui fut peut-être le premier à lui faire goûter l'héroïne, d'après certains témoignages, même si l'épisode déterminant semble avoir été l'overdose parisienne de Dick Twardzic. James Gavin aurait pu aussi creuser, peut-être, la piste Charlie Parker (c'est la thèse de Jean-Louis Chautemps: "L’attente profonde de Chet, dit-il, ce n’est pas vers Miles Davis qu’elle est tournée, c’est vers Charlie Parker. Il est incapable de “tuer le mort” et d’effectuer le travail de deuil") ... Quoiqu'il en soit, le rejet de l'Amérique, chez Chet Baker, culmine à la fin des années 50. Ecœuré par le traitement policier auquel sa plongée dans la drogue l'a exposé, accusé d'avoir traîné le rêve américain dans la boue, il part en Europe où il sera mythifié de son vivant, y compris après son agression de San Francisco qui le laisse encore plus destroy...

James Gavin, on l'aura compris, n'a pas voulu mythifier Chet Baker. Et s' il y a effectivement un côté "Poète vos papiers !" dans la façon dont il dévoile des choses qui n'avaient peut-être pas besoin de l'être, il a épargné "l'âme" de Chet... Elle surnage dans le naufrage d'une intégrité, cette âme du chanteur-trompettiste aimé malgré lui et dont chaque égarement renvoie à une fragilité originelle capable, jusqu' à la fin, de faire naître une émotion jazzistique unique, allant encore plus loin dans l'épure, dans l'économie de la note, dans la sonorité juste, imperméable à toutes les modes et encore plus rebelle face à la technicité assumée de certains de ces collègues. Chet détestait Wynton Marsalis...

Il est donc là, le miracle collatéral de cette bio crue et cruelle: on est encore plus raide dingue de Chet à la fin qu'au début du livre. On se dit que Miles et Sinatra n'ont pas été des enfants de choeur eux non plus, tout en s'offrant le luxe, parfois, de se regarder dans un miroir en se disant: "Mais oui ! t'es le plus beau !" Dans le miroir de Chet Baker, il n'y avait, disait-il, que de la merde... Et puis aussi une fenêtre ouverte, le 13 mai 1988, dans une chambre d'hôtel d'Amsterdam.

La Longue Nuit de Chet Baker (Editions Denoël) de James Gavin. Parution le 2 mai.

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