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STACEY KENT

Jasmine

Le jeudi 13 mai 2010, par Laurent Sapir

Un blog, c'est fait pour oser. Oser dire, par exemple, que Keith Jarrett a souvent accablé nos tympans dans le registre du soporifique. Ses solos interminables, son cursus de concertiste coincé du swing, ses morceaux qui font monter l'angoisse rien qu'avec leurs titres (Part I, Part II...), sans oublier bien sûr sa mauvaise humeur légendaire... Autant de raisons pour faire preuve, jusqu'à présent, d'une discrétion respectueuse et obligée face aux  "Attention, chef d'oeuvre ! " qui ponctuent régulièrement la liturgie "jarretienne" dés que le divin claviériste effleure la moindre touche de son instrument.

Mais voilà soudainement ce  Jasmine qui surgit entre deux messes, et c'est comme si Dieu était descendu sur terre. Rencontre païenne, donc... Profitant de ses retrouvailles avec un contrebassiste pareillement délesté (on avait là aussi essayé de le suivre, Charlie Haden... Free, chants révolutionnaires, country, et puis on avait abandonné...), Keith Jarrett se détend dans tous les sens du terme avec des ballades que chantait autrefois Nat King Cole, et ce qui frappe, ou plutôt ce qui nous berce, c'est la douce et fraternelle mélancolie de ce duo piano/contrebasse.

For All We Know, Where Can I Go Without You... A ces deux premiers titres qui sonnent tellement plus humain que Part I et Part II, succède le délicieux et enlevé No Moon At All, et ça swingue couleur jasmin, effectivement, ça exhale le dimanche à la campagne. Plus de fioritures, plus de tripatouillages sonores à la ECM...  On n'est plus en ville, on a lâché la cravate... Keith Jarrett s'est assis, là, devant son piano Steinway un peu rapiécé.. Peut-être que Charlie Haden a toussé un petit peu lors des répèt, et peut-être que Jarrett, cette fois-ci, ne s'est pas arrêté de jouer.

Avec One Day I'll Fly Away, que Joe Sample avait offert à Randy Crawford au début des années 80, Keith Jarrett et Charlie Haden franchissent un palier de plus dans l'émotion. Lyrisme retenu, profondeur mélodique... Ce morceau serait sans aucun doute le sommet de l'album s'il n'y avait pas, deux titres plus loin, le Goodbye de Benny Goodman. Jusque là, on voyait bien que le piano était mis en avant, et qu'il était régulé par la contrebasse, comme si Haden était le garde-fou pour empêcher Jarrett de repartir dans sa stratosphère... Mais dans Goodbye, il y a quelque chose de plus... Au moment où la plage du morceau affiche 4'08, c'est Charlie Haden qui se lance à l'abordage, et c'est Keith Jarrett qui se met en retrait, lâchant ici ou là, en orfèvre d'un minimalisme de plus en plus suggestif, de fines gouttes de pluie qui accompagnent la contrebasse comme en soutien.

Allez, il se fait tard... Ces deux là se sont retrouvés et ils vont de nouveau se quitter. Va-t-il repartir aux antipodes, Charlie Haden, après ses lubies country de l'autre été ? Et Keith Jarrett ? Va-t-il nous refaire à nouveau d'autres récitals marathoniens, d'autres crises de nerfs, d'autres Part I et Part II ? Qu'importe... Là bas, au New Jersey, au milieu des bois et des lacs, dans une pièce où trône un vieux Steinway de moins en moins réparable, il y a comme une odeur de jasmin qui ne s'en va pas. Elle dit comment elles ont coulé de source, ces retrouvailles entre deux vieux potes qui n'ont même pas eu le temps de parler du passé. Elle dit aussi, cette odeur de jasmin, ce que ce jazz là contient à la fois de fugace et d'éternel.

Jasmine, Keith Jarrett/Charlie Haden (ECM/Universal)

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