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Hommage à Yusef Lateef...

Le mardi 24 décembre 2013, par Laurent Sapir

Il y a cinq ans, le festival Usadba Jazz de Moscou accueillait Yusef Lateef et les frères Belmondo. Nous y étions avec Sébastien Vidal, pour TSFJAZZ. Le privilège nous fut alors donné d'approcher l'un des derniers géants de la note bleue. A la triste heure où Yusef Lateef a rejoint John Coltrane, "Brother John" comme il disait, au panthéon des Dieux du Jazz, voici ce qui avait été bloggé à l'époque:

Il y a les musiciens exclamatifs, et puis il y a Yusef Lateef. Les exclamatifs, c’est par exemple le bassiste des toujours très festifs New Brand Heavies, dont l’acid-jazz façon eighties s’est un peu dilué dans une soupe pop qui n’arrache pas autant le gosier que le bortch local. Soudain, entre deux morceaux, Andrew Levy (c’est son nom, au bassiste…) balance un « I love my job ! » qui nous laisse un peu pantois

Ce n’est pas trop le genre de Yusef Lateef, ce vocabulaire… Ça l’aurait bien fait rire en tout cas lui qui, la veille, a fait assaut de silence, de méditation et de retenue, toute une journée durant, avant de ponctuer le magnifique concert qu’il a donné avec les frères Belmondo par un gospel suprême, tendre et hurlant à la fois. Je ne l’avais jamais entendu chanter, et deux jours après j’en ai encore des frissons.

Toujours en forme en tout cas Mister Lateef… Il est né en 1920, et il a encore écrit une nouvelle symphonie. Dans ce festival tentaculaire Usadba jazz qui nous en a mis plein la vue; dans ce parc magnifique de la banlieue moscovite dont les bâtisses furent fréquentées par les princes de la vieille Russie, puis par le camarade Trotsky avant d’héberger une escouade de généraux; dans cette ambiance démultipliée, à la fois Samois, Fête de l’Huma et Caveau de la Huchette, et où l’on sait vraiment remplir le verre jazz-world-lounge-rockabilly jusqu’ au bord, Yusef Lateef est à lui seul une île, un continent, un roc, ici et ailleurs à la fois. Il était déjà reparti, dommage, lorsqu’on a déniché à la toute fin du festival un espace thé, près des backstages, avec comme hôtesse une sorte de Shiva féminin à huit bras ravitaillant sans cesse sa théière dans une pénombre tamisée. Il aurait vraiment apprécié, Yusef Lateef, un moment aussi cosmique. 

Avant son concert, il fait la sieste, sur sa chaise. Sa femme fait aussi la sieste, sur la chaise à côté. Rien ne peut l’atteindre. A quoi pense t-il ? A Brother John peut-être, Saint Coltrane pour ceux qui n’ont rien compris, qu’il a sorti de la came, dans une vie antérieure, en lui communiquant sa spiritualité. Ou alors peut-être pense-t-il à Dolphy, parti trop vite, ou à Mingus, dont il doit bien avoir gardé un peu de rage quand même -on l’entend, dans sa musique- même si tout ça n’est jamais passé par la case Black Panthers…

Peut-être qu’il pense à ses gammes et à ses harmonies; peut-être qu’il pense à l’Afrique et à l’Orient, à Schönberg et à Mozart, ou alors peut-être qu’ il pense à tout ce qui rétrécit méchamment le jazz depuis la nuit des temps. Il n’aime pas le mot, comme beaucoup d’ autres géants, Lionel et Stéphane Belmondo comprennent ça cinq sur cinq, eux à qui on a aussi parfois balancé le purulent: "Mais ce n’est pas du jazz, ça»...

On peut tutoyer les anges, on peut continuer à parler aux morts, on peut faire jaillir tous les sortilèges d’une flûte et d’un hautbois, comme Yusef Lateef, et puis soudainement lâcher un éclat de rire au moment le plus inattendu. Après le concert, l’équipe atterrit en plein milieu de la nuit dans un restau de cuisine ukrainienne… Service interminable… Rien que pour déchiffrer le menu et choisir son plat, ça prend mille ans… J’entends crisser le Lionel à côté de moi… Et puis voilà qu’on apporte à Yusef Lateef une assiette immonde, lui qui attendait la salade de fruits… Et là, il rit… Et ça se propage à toute la tablée… Il n’y a pas à dire: il y a bien les musiciens exclamatifs, et puis il y a Yusef Lateef

Yusef Lateef (9 octobre 1920-23 décembre 2013)

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