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Être vivant et le savoir

Le mercredi 29 mai 2019, par Laurent Sapir
Inquiète, ludique et irréductible, la caméra à voix nue d'Alain Cavalier accompagne une romancière dans ses derniers moments sans jamais tomber dans le macabre. Le film a été présenté hors-compétition à Cannes.

Il est au téléphone, il a le souffle court. À l'autre bout du fil, son amie, la romancière Emmanuèle Bernheim, vient de lui révéler qu'il va falloir mettre leur projet commun entre parenthèses. Gros pépin de santé. "Et alors, ils ne vous ont pas dit si vous faisiez une chimio ou pas ? "... Ne pas s'affoler. Ne pas l'affoler, elle, surtout : "Qu'on tourne maintenant ou dans quelques mois, quelle est la différence ? Je serai un autre dans trois ou quatre mois, je ne ferai pas le même film, et vous aussi ! C'est ça qui est merveilleux ! On fera le film avec ce qu'on est, au moment où on tournera "... Et puis il a cette phrase magnifique: "Bon, écoutez, mademoiselle Bernheim, que la grâce descende sur vous... À tout de suite ! "

Chienne de vie où la grâce finit souvent par se faire la malle. Au départ, Alain Cavalier voulait adapter Tout s'est bien passé, le roman autobiographique où Emmanuèle Bernheim raconte comment son père, victime d'un AVC, demande à ses filles de l'aider à passer de vie à trépas. Cela aurait été pour lui comme une sorte de "work in progress" entre docu et fiction, et avec la complicité de la romancière. Il y aurait eu le film et le projet de film, comme dans Pater. D'ailleurs, Cavalier se préparait à jouer le rôle du père. À 87 ans, il aurait vécu ce moment comme "une répétition générale "...

Ça bascule, donc... Maintenant, il s'agit d'accompagner au mieux celle qui va s'en aller. Alain Cavalier renoue pour cela avec sa petite caméra, ses dispositifs miniatures qui ont déjà nourri plusieurs de ses films, son univers à la fois mortifère et vitaliste de pigeons blessés, de toupies tournoyantes, d'ex-votos à réparer et autres natures mortes propices à des plans somptueux. Une barre de Twix côtoie des courges en décomposition. Pas question, en revanche, d'embarquer le spectateur dans des scènes sordides à l'hôpital.

L'âme d'une amie bientôt absente irrigue ainsi tout un film, avec en renfort la douceur joueuse, hésistante ou angoissée d'un phrasé, celui d'Alain Cavalier décrivant son propre terrain d'observation, à la première personne du singulier, filmeur et par conséquence non filmé, ou alors en mode reflet ou silhouette dans la pénombre. Inquiète, ludique et irréductible, cette caméra à voix nue imprègne le spectateur de toute une nuée d'affects et d'émotions. Même dans le périmètre d'un cinéma expérimental, le moment est fort.

Être vivant et le savoir, Alain Cavalier (Cannes 2019, hors-compétition). Sortie en salles le 5 juin.

 

 

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