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Du côté d'Orouët

Le mardi 18 novembre 2008, par Laurent Sapir


Jacques Rozier n'a jamais touché terre. De cette Nouvelle Vague dont il fut le troubadour le plus ingérable, il n'a voulu étirer que la langueur océane, l'écume permanente, les interstices aquatiques... Non, il n'a jamais touché terre, et on dirait bien une bouteille à la mer, ce coffret DVD couleur bleu pâle qui rassemble pour la première fois, ces jours-ci, les quatre seuls longs-métrages du cinéaste distribués à ce jour...

Ce sont quatre films qui ont le goût de la mer et de l'amertume: avant le départ pour l'Algérie, le vent corse souffle sur le désormais légendaire Adieu PhilippineMaine Océan déraille vers l'île d'Yeu, Les Naufragés de l'île de la Tortue dérivent quelque part aux Antilles, Du côté d'Orouët, enfin, nous ramène en Vendée, sur une plage de septembre aussi déserte semble-t-il que la seule salle où est sorti le film en l'an 73. C'est le plus rare, le plus beau, le plus délicat, le plus bouleversant, le plus mystérieux, le plus miraculeux des films de Jacques Rozier.

Que se passe-t-il du côté d'Orouët ? Rien du tout ! Ou alors TOUT à partir de RIEN ! Dans une maison blanche acoquinée avec un donjon des plus saugrenus, trois demoiselles, trois mirabelles, s'essaient tant bien que mal aux délices des congés payés. Un peu dindes, souvent pétillantes, elles essaiment leur ennui d'une ribambelle de rigolades. Survient le chef de service de l'une d'elles, le très emprunté Bernard Menez, prodigieux de fraîcheur, vrai faux improvisateur dans sa façon d'être. Il en fait des tonnes, le chef de service... Il voudrait bien roucouler tendrement avec l'une des trois donzelles, celle avec laquelle il travaille tout le long de l'année. Il pourrait même roucouler avec les trois midinettes à la fois, si on le forçait. Mais il ne sort pas d'un roman-photo, le type. Trop lourd, trop gentil, trop prédestiné à être la tête de turc des trois poulettes d'Orouët, jusqu'au jour où il craque, alors qu'entretemps est venu s'inscruster un 2ème personnage masculin directement calqué, lui, sur les clichés des romans-photo...

On se rend bien compte, à résumer ainsi ce qu'on n'ose même pas qualifier de scénario, à quel point le film ne peut pas se raconter- tout comme la musique signée David Aellen, le leader de Gong.  Il n'y a que du vent du côté d'Orouët, ça souffle sur tous les plans, ça n'en finit plus, et lentement, quelque chose dans le film se désintègre... Il y a du sexe dans l'air, ça empoisonne des regards furtifs, des jalousies comprimées, et tout ce sexe latent ne parvient pas à cheminer, même pas à travers la tendresse. La comparaison avec Rohmer ne tient pas la route, parce que chez Rohmer il n' y a pas de sexe. En revanche, il y a du dispositif, de la géométrie, une méthode, une mathématique bleue, comme dit l'autre...

Mais chez Rozier, il n'y a rien de tout ça, et la grâce ne surgit que de la grâce, sans qu'on comprenne d'où ça vient. Ça vient peut-être de quelque chose de grave, un vrai spleen baudelairien, ascendant Jean Eustache. Même gros plan-coup de poing sur un visage féminin, comme dans La Maman et la putain. Les films de Jacques Rozier reviennent toujours à la case départ, et le chef de service d'Orouët n'a plus envie de se souvenir, à la fin, de ce moment mémorable où il cuisinait un gros poisson tout en vidant une bouteille de vin blanc, tout ça pour un dîner rapidement transformé en fiasco. Heureusement,  la mélancolie n'est jamais durable chez Rozier. Il n'a que faire du passé ou du futur, ses tsunamis ne se conjuguent qu'au présent de l'indicatif. C'est le cinéaste de la marée haute, ça inonde à l'intérieur, ça brûle un peu aussi, comme une algue toxique. Non, décidément, Jacques Rozier ne touchera jamais terre.

Du côté d'Orouët. Coffret DVD Jacques Rozier (Potemkine), en vente à partir du 18 novembre.

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