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La seconde femme. Ce que les actrices font à la vieillesse

Le mardi 29 novembre 2022, par Laurent Sapir
Conjuguant avec les mêmes fulgurances féminisme et cinéphilie, Murielle Joudet examine non pas ce que la vieillesse fait aux actrices, mais ce que les actrices font à la vieillesse. Sujet autrement plus tonique, surtout avec pour exemples Meryl Streep, Isabelle Huppert ou encore Brigitte Bardot.

Et si la vieillesse au cinéma était un champ de créativité plutôt qu'une épreuve subie ? Deux idoles de Murielle Joudet en témoignent: Bette Davis qui "déprogramme, rêve et cauchemarde -selon ses humeurs- sa propre féminité " jusqu'à exulter dans Qu'est-il arrivé à Baby Jane après s'être vieillie dès l'âge de 30 ans, et Gena Rowlands à laquelle l'autrice a déjà consacré un portrait remarquable et dont elle reprend à son compte une réplique dans Opening Night: "À un moment de nos vies, la jeunesse meurt et une seconde femme entre en scène "...

C'est cette "second life" qui est au cœur d'un essai bien plus joyeux que le thème originel pouvait laisser le penser. À travers huit portraits d'actrice (Bette Davis, mais aussi Nicole KidmanMeryl Streep ou encore Frances McDormand, si énergique dans les films des frères Coen), la critique du journal Le Monde retrace les stratégies, réinventions de soi et autres rapports de force qui, dans un espace aussi codifié qu'aliénant, permet à des comédiennes d'âge mûr de se maintenir au premier plan. Défi d'autant plus crucial que face au temps qui passe les acteurs, eux, vieillissent en toute liberté. D'où la nécessité pour les héroïnes de Murielle Joudet de se réécrire, en quelque sorte, un "scénario femme ". 

Des noms méconnus ou un peu oubliés se retrouvent ainsi joliment valorisés: Thelma Ritter, par exemple, la gouvernante de Fenêtre sur cour mais aussi la copine logeuse de Marilyn Monroe dans The Misfits. Préexistant et survivant à "l'usine à rêves" qu'est Hollywood, Ritter est "l'usine invisible", éternellement sans âge, comme si avant d'être vieille, elle attendait de l'être. Autre tempérament, celui de Mae West. En imposant "la sexualité insatiable et non coupable d'une femme mûre (pour l'époque)", elle retourne comme une crêpe la fiction hollywoodienne. Pas étonnant que dans les années trente, comme l'écrit l'autrice, ses films deviennent des "manuels de survie à l'usage des jeunes Américaines ". La censure viendra hélas désamorcer cette grenade au travers du tristement célèbre Code Hays, ce qui n'empêchera pas la diva volcanique de jouer à 84 ans passés un... sex-symbol se mariant pour la 6e fois.

Et puis il y a l'infatigable Isabelle Huppert donnant forme à des errements plus ou moins coupables mais toujours en décalage avec une réalité qui l'ennuie. Ce décalage, Huppert le conjure dans la fiction, telle la rencontre improbable entre Emma Bovary et Alice au pays des merveilles. Même décalage dans son visage qui, peu à peu, "donne l'impression d'être filmé à travers un voile de gaze " qui gomme les rides et transforme la comédienne en "femme-machine" sans cesse réactivée à travers les retouches numériques, sujet tabou s'il en est. Résultat: ce qu'Isabelle Huppert fait à la vieillesse transcende l'impératif éculé de "l'incarnation" à l'écran:  "Quand vous avez fait le tour de la chair, il ne reste plus qu'à vous désincarner, à rejoindre l'état gazeux de l'étoile ".

Plus radicale encore, la stratégie de Brigitte Bardot. Sa vieillesse, elle va la modeler ailleurs que sur les plateaux de cinéma qu'elle choisit très tôt de déserter et où seul le Godard du Mépris, finalement, l'a laissé tisser le motif de l'évasion. Sauf qu'elle ne disparaît pas. "Elle prend la tangente ", écrit Murielle Joudet qui observe qu'à partir du moment où elle n'a plus que les animaux à la bouche, Bardot se démultiplie sur les plateaux télé, veillant désormais à remplacer "chaque image de cinéma, chaque bout de peau exhibé, chaque ligne de dialogue inepte, chaque étreinte pour de faux, par des images choisies, des propos spontanés, des opinions de plus en plus éclairées." 

C'est vraiment le chapitre qu'on préfère, même si les autres carburent à la même qualité de regard. Murielle Joudet ne sacrifie pas au cliché d'une vieillesse synonyme de naufrage. De fait, c'est contre tout le genre humain, et au-delà de ses dérives xénophobes et homophobes, que Bardot vocifère au nom des phoques, des chevaux et des chiens. L'hérésie pour elle est une jouissance, surtout quand il s'agit de saccager son aura de jeune star si polie dans les années 50. C'est ce que Murielle Joudet appelle avec tant de justesse le "mauvais génie des vieilles, cette magie noire qui, parce que le regard des hommes ne structure plus leurs choix, leur autorise tout ".

La Seconde femme. Ce que les actrices font à la vieillesse. Murielle Joudet (Editions Premier Parallèle. Coup de projectrice avec l'autrice ce jeudi 1er décembre, sur TSFJAZZ, à 13h30.

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