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Le mercredi 18 juillet 2012, par Laurent Sapir

De temps en temps, son regard se brouille et perd le sens des couleurs. Les fleurs noircissent sur l'ourlet d'une jupe qu'il observe tandis que le rouge d'un corsage devient "blanc comme lait". C'est dans ces instants là (ou alors quelques lignes après, lorsqu'il lui faut se soulager près d'un arbuste en raison d'une inscription dissuasive à l'entrée des toilettes), que l'on comprend que le personnage principal de "Home" est Noir de peau.

Ainsi va l'Amérique des années 50 dans laquelle Toni Morrison ancre son récit. Une Amérique au parfum de chewing-gum et de comédies musicales à laquelle l'auteur de "Jazz" oppose d'autres climats: guerre de Corée, Maccarthysme, Be-Bop post-Hiroshima d'un percussionniste qui perd le contrôle de ses baguettes, sans oublier, bien évidemment,  les mille et uns stigmates de la Ségrégation à l'aube du combat pour les droits civiques.

Là encore, comme chez Faulkner, la prose de Toni Morrison procède par indices, aux antipodes de l'explicite et du démonstratif, y compris quand l'auteur évoque, à travers la soeur du personnage masculin, les programmes eugénistes de stérilisation des populations blacks pour stopper leur vitalité démographique. Un frère marqué par les horreurs de la guerre s'en va ainsi sauver sa frangine, de Seattle à Lotus, en Georgie. Il essaie en même temps d'échapper au souvenir d'une petite Coréenne massacrée derrière des tiges de bambou (Elle aussi aurait dû se méfier des salauds...) et de retrouver son "Home". Pas tant le retour dans son  village pourri qu'il compare à un champ de bataille, mais plutôt le contrôle de soi-même. Un "Home" intérieur, en quelque sorte...

C'est d'ailleurs le même cheminement rédemptoire que va suivre Cee, la soeur de Frank, grâce à un élan de solidarité féminine qui marque l'apogée du roman, et ce jusqu'au moment où son grand frère n'aura plus besoin de lui toucher les yeux ou la nuque "pour faire cesser le murmure de ses os"... Dépouillé d'une luxuriance qu'on lui a parfois reprochée, le style de Toni Morrison atteint ici une concision poétique et émotionnelle dont un combat de chevaux ("l'un était couleur de rouille, l'autre d'un noir profond; tous les deux luisants de sueur") résume l'incandescence dés les premières pages. La brièveté du récit -150 pages et des poussières- en décuple toute la puissance.

"Home" (Editions Christian Bourgois), de Toni Morrison, prix Nobel de littérature. Sortie en librairie le 23 août.

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