Churchill m'a menti
Mai 1940. En promettant du "sang et des larmes" à son peuple, Winston Churchill acquiert cette stature de vieux lion dont l'Histoire, avec sa majuscule, lui sera éternellement reconnaissante. Sauf que l'histoire n'a pas toujours de majuscule. Un mois à peine après le fameux discours de la Chambre des Communes, Churchill abandonne à l'envahisseur "ses chères îles anglo-normandes" qu'il ne prendra la peine d'honorer que lorsque les Allemands les auront désertées, en mai 1945, c'est-à-dire bien après la libération de la France toute proche.
C'est ce chapitre méconnu de la Seconde Guerre Mondiale que Caroline Grimm exhume dans l'écrin d'un roman stupéfiant à bien des égards. Brisé net, le mythe d'un territoire britannique préservé de toute invasion depuis la bataille d'Hastings de 1066 ! En s'emparant sans coup férir de Jersey, Guernesey et Aurigny, Hitler met la main sur les plus anciennes dépendances de la Couronne. Apparemment peu sensible au symbole et surtout soucieux de concentrer au mieux ses forces, Churchill ne bronche pas. Il prendra bien soin de cacher, dans ses mémoires, qu'il a livré à l'adversaire ces îles placées sous sa protection, ouvrant la voix, au royaume d'Albion, à des actes de collaboration avec l'Occupant, à des lois anti-juives et aux seuls véritables camps de concentration d'Europe de l'Ouest.
Le grand-oncle de Caroline Grimm faisait justement partie, en tant que demi-Juif (Juif marié à une catholique...), de ces déportés de l'île-bagne d'Aurigny que les Allemands surnommaient "l'île Adolf". On y trouvait aussi des soldats soviétiques faits prisonniers ainsi que des Maghrébins raflés dans les rues de Marseille. Terreur au quotidien, meurtres de masse... Entre criques et rochers, les Nazis de la Manche installaient leurs barbelés. C'est l'une des grandes forces de ce roman que d'inscrire la nuit S.S. dans une géographie aussi atypique. Les personnages gravitent entre pub et manoir, un gardien de phare commet un geste aussi désespéré que trois jeunes femmes se précipitant du haut d'une falaise une nuit de pleine lune.
Car Jersey est aussi une île de fantômes et de sorcières. Lorsqu'il y était enfermé, Victor Hugo n'avait-il pas, lui aussi, sombré dans le mysticisme ? Aujourd'hui, l'île aux fous est devenue un paradis fiscal bétonné de partout, la finance toute puissante étant censée effacer l'ancienne vulnérabilité de ce peuple d'agriculteurs que les Nazis tenaient à leur merci. Avec sa liberté de romancière, Caroline Grimm se pose en même temps d'autres questions : pour quelle raison l'ancien bailli-collabo de l'île et le responsable du "bureau des étrangers" ont-ils été, après la guerre, anoblis par la Reine ? Que sont devenus les biens spoliés des Juifs de Jersey ? Quelle première tranche de capital ces biens auraient-ils éventuellement fait fructifier ? Là encore, Churchill nous aurait-il menti ?
Churchill m'a menti, Caroline Grimm (Flammarion). Coup de projecteur avec la romancière, ce lundi 13 octobre, sur TSFJAZZ (12h30)