"Francis Marmande ne faisait pas de la critique, il captait l'instant"
Sébastien Vidal, directeur d’antenne de TSFJAZZ, a réagi à la disparition de Francis Marmande, critique et écrivain qui couvrait le jazz depuis plusieurs décennies dans les colonnes du Monde :
« Comment le résumer ? Francis Marmande, c’était une forme de critique un peu à l’ancienne, comme on s’imaginait les critiques littéraires au tournant du XXᵉ siècle : un personnage dense, mystérieux, difficilement pénétrable, avare de confidences. Je le lisais depuis que j’ai commencé à écouter du jazz. Toute une partie de ma vie a été bercée par son écriture : ses coups de gueule, ses coups de cœur.
Ce n’était pas toujours facile pour les musiciens, les clubs ou les maisons de disques qui attendaient un mot de lui. Et pourtant, il était totalement incorruptible. On ne savait jamais ce qu’il avait en tête, et il produisait alors quelque chose qui relevait moins de la critique que de l’instant : une attitude, une atmosphère, des émotions. Quand il aimait un artiste, c’était jusqu’au bout des ongles, disque après disque, concert après concert.
Francis faisait partie de ces rares critiques qui allaient vraiment aux concerts et partageaient leur amour de façon très personnelle, avec un style inimitable. Quand il aimait un concert, on voyait son sourire jusqu’aux oreilles. Mais impossible de savoir s’il allait en écrire quelque chose ou non. Il pouvait être d’une extrême mauvaise foi — comme on peut l’être quand on aime vraiment.
Il savait surtout que le vrai travail d’un critique n’est pas de dire si c’est bien ou pas, mais d’être un passeur entre les artistes et le public. Francis avait cette capacité rare de parler de la musique sans en parler directement : évoquer l’ambiance, les corps, les silences, pour donner au lecteur l’impression d’avoir été là. Expliquer qu’un musicien est “génial” techniquement n’a aucun intérêt ; ce qui compte, c’est de raconter ce qui s’est passé, d’assumer la subjectivité, l’exagération parfois.
C’est un talent rarissime. Alain Gerber l’avait aussi. Mais ils sont très peu. Cette tradition-là n’existe quasiment plus. Ces critiques ne vous expliquent pas la vie, ne donnent pas de leçons. Ils vous projettent ailleurs. Ils vous emmènent exactement là où eux-mêmes ont reçu une émotion, et ils vous racontent comment elle était arrivée. Avec Francis Marmande disparaît une culture : celle des belles lettres mises au service de l’émotion. Il était pigiste au "Monde", pas salarié. Il a toujours cultivé cette liberté — écrire quand il voulait, sur ce qu’il voulait, comme il le voulait — en mettant sa plume au service de la musique qu’il aimait plus que tout. »
Crédits photo: Ulf Andersen / Aurimages. AFP