Direct
FILL IN GUITAR
ROMANE

Soundtrack to a Coup d'Etat (Festival Cinéma du Réel)

Le samedi 23 mars 2024, par Laurent Sapir
Jazz et politique s'entremêlent avec maestria dans le compte à rebours tragique qui a précédé la mise à mort en 1961 de Patrice Lumumba.

Le fond de l'air est jazz. Tel un nouveau Chris Marker entrechoquant différents matériaux narratifs, ou alors un DeLillo racontant à la fois un match de baseball et l'histoire de la bombe atomique dans OutremondeJohan Grimonprez juxtapose les chorus. Dans Soundtrack to a Coup d'Etat, qui vient d'être présenté au festival Cinéma du Réel après son passage à Sundance, ce réalisateur belge documente le sort tragique de l'iconique dirigeant congolais Patrice Lumumba, mais aussi le nouvel âge d'or de l'ONU au moment des indépendances africaines et surtout l'engagement pas seulement musical, dans la même période, de quelques grands noms de la note bleue.

Le résultat est vertigineux, dialectique, protéiforme, à la fois tragique et ironique et surtout, jamais figé. Les lois de l'Histoire se confondent-elles à ce point avec celles du jazz ? À tout seigneur tout honneur (mais le déshonneur n'était pas loin...), Louis Armstrong nous apparaît ici sous un jour inédit, ignorant que la CIA en avait fait son cheval de Troie au Congo, en novembre 1960, lors d'une tournée musicale africaine labellisée Jazz Ambassadors. Alors qu'au même moment Lumumba était déjà assigné à résidence avant sa mise à mort ordonnée conjointement par les Etats-Unis et la Belgique de peur que le dirigeant panafricain ne passe dans le camp soviétique, Armstrong dînait tranquillement en ville avec le chef local de la CIA.

Satchmo allait aussi permettre aux agents américains, déguisés en organisateurs de concerts, d'obtenir des renseignements sur la province riche en uranium du Katanga où des anti-Lumumba non reconnus par la communauté internationale s'étaient autoproclamés indépendants. C'était donc l'époque où l'arme secrète de l'Amérique était une "note bleue en mode mineur ", comme il est dit à un moment dans Sountrack of a Coup d'Etat.

A contrario, d'autres en préservent la tonalité progressiste ancrée dans une solidarité évidente entre l'Amérique ségréguée et l'Afrique émancipée: Dizzy Gillespie, pourtant instrumentalisé lui aussi comme "Jazz Ambassador ", semble déjà avoir en tête sa campagne présidentielle de 1964, et quand sera connu l'assassinat de Lumumba, la chanteuse Abbey Lincoln, égérie de Max Roach sur l'album We Insist !, n'hésitera pas à mettre un boxon pas possible au siège new-yorkais des Nations-Unies avec à ses côtés la poétesse Maya Angelou.

Le monde change alors à toute vitesse. Malgré ses préjugés musicaux ("Quand j'entends du jazz, c'est comme si j'avais des gaz dans le ventre "), Khrouchtchev fait furieusement swinguer sa chaussure pour s'indigner du rôle de l'ONU dans la tragédie congolaise. Apparitions cinglantes également, dans le docu, de Nasser, Castro et Malcolm X... Archives à foison: séquences officielles, documents amateurs, échos littéraires... On découvre notamment le rôle de la féministe centrafricaine Andrée Blouin, d'abord en Guinée puis au Congo où elle devient la cheffe du protocole du gouvernement Lumumba. Elle sera à ce titre, et parce qu'elle a aussi appelé toutes les femmes d'Afrique à s'organiser, traitée de courtisane puis expulsée du pays. Le récit de l'écrivain congolais In Koli Jean Bofane, témoin direct des événements et décrivant l'Afrique comme un laboratoire du monde, est encore un autre temps fort du récit.

Frénétique à souhait, notamment grâce à l'incroyable travail de Rick Chaubet pour le montage et Ranko Paukovic pour la conception sonore, Soundtrack to a Coup d'Etat alterne aussi bien dans sa B.O. que dans son propos solos poignants et éruptions syncopées. Nina Simone a déjà cette rage sourde qui fera sa légende, Miriam Makeba bouleverse, Duke Ellington rêve éveillé... Sont également présents Eric Dolphy, Archie Shepp, Ornette Coleman, tandis que la rumba congolaise apporte un tout autre contrepoint. Le réalisateur va même jusqu'à brutalement coupler le sifflet -ou plutôt le saxo- à John Coltrane lorsque sont évoquées des horreurs postérieures à la mort de Lumumba. Les 2h30 de Soundrack to a Coup d'Etat passent à une vitesse d'enfer. Vivement une diffusion pour le grand public !

Soundtrack to a Coup d'Etat, Johan Grimonprez, Festival Cinéma du Réel au Centre Pompidou, à Paris. 2e projection, ce dimanche, à 13h30.

 

 

Partager l'article
Les dernières actus du Jazz blog