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Sérotonine

Le mardi 01 janvier 2019, par Laurent Sapir

"C'est un petit comprimé blanc, ovale, sécable". En stimulant le taux de sérotonine, dite l'hormone "du bonheur", le Captorix fait office de carapace moléculaire pour le narrateur du nouveau Houellebecq, mais pas à n'importe quel prix. Si cet antidépresseur lui garantit encore un minimum de vie sociale, il enterre à jamais sa libido. Chez l'auteur de La Possibilité d'une île, c'est évidemment un deal à haut risque.

À cet égard, Florent Labrouste, l'ingénieur agronome de Sérotonine, est un "houellebecquien" pur jus: misogyne, sexopathe, raciste ("cette race de commerçants opportunistes et polyglottes", dit-il des Hollandais...), anti-écolo, et en même temps doué d'une placidité à toute épreuve. On appréciera -ou pas- ses notations du type: "je ne pensais pas qu'elle se comporterait aussi vite en femme -au sens pré-féministe du terme", ou encore sa réaction lorsqu'il surprend dans une vidéo sa copine japonaise en pleine partouze zoophile. "J'étais écœuré, mais surtout pour les chiens"...

Premier ou second degré ? Au-delà d'un art de la punchline définitivement tordant, le lecteur a l'embarras du choix. Un choix plus ouvert, au demeurant, que le canevas dans lequel nous cornaquait Soumission paru il y a quatre ans. Michel Houellebecq n'a pas pour autant déserté la sphère politique. "L'argent allait à l'argent et accompagnait le pouvoir, tel était le dernier mot de l'organisation sociale", constate le narrateur face aux batailles perdues d'avance -ne serait-ce qu'au niveau européen- des producteurs d'abricots du Lubéron ou des paysans normands dévastés par la suppression des quotas laitiers.

C'est là que surgit le double inversé de l'auteur, Aymeric, l'ex-copain d'études qui a eu la mauvaise idée de mettre la main à la pâte en montant une exploitation. Résultat: sa femme l'a quitté, l'argent manque, le type se noie dans l'alcool, puis dans une révolte collective aux accents existentiels, façon gilets jaunes. Houellebecq visionnaire ?  Ce serait oublier qu'il n'a toujours raconté que ça : une France pathologiquement mutante et dépouillée peu à peu des ressorts élémentaires de la solidarité.

Quelle alternative, dés lors, que de disparaître peu à peu de la scène avec pour tout bagage ces fameuses molécules de Captorix qui permettent à peine de donner le change sans vous éviter pour autant une sorte de "burn-out immobile", comme le diagnostique le facétieux docteur Azote, l'un des personnages les plus irrésistibles du récit ? Alors entre Noël et le jour de l'An, Florent Labrouste touche le fond. "Mon adhérence au monde, d'entrée de jeu limitée, était peu à peu devenue nulle, jusqu'à ce que plus rien ne puisse interrompre le glissement".

Plus rien, y compris le souvenir de Camille, la jeune stagiaire de l'école vétérinaire, si grave et si rieuse à la fois, toujours prête à préférer une brasserie vieillotte 1900 à un bar à tapas d'Oberkampf. Il était "bénin et heureux" à ses côtés. Et puis il l'a perdue, bêtement. Sérotonine se laisse ainsi consumer dans un chagrin d'amour et dans un rêve de retour en arrière. "Que l'espérance est difficile à vaincre, qu'elle est tenace et rusée, tous les hommes sont-ils ainsi ? Panaché comme il se doit, le Houellebecq 2019 est un très grand millésime.

Sérotonine, Michel Houellebecq (Flammarion). En librairie ce 4 janvier.

 

 

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