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Le Sel du présent. Chroniques de cinéma.

Le samedi 22 février 2020, par Laurent Sapir
Pour le 100e anniversaire de sa naissance et 10 ans après sa mort, les éditions Capricci exhument, avec "Le Sel du présent", un tout autre Éric Rohmer... Stimulantes prémices d'une œuvre dont la sensibilité et la complexité continuent de nous hanter.

Il adore Frank Sinatra ("Un si brillant exemple de naturel parfait, d'absolue décontraction"...), les comédies musicales façon A Star Is Born le font vibrer, et même si Les 10 Commandements de Cecil B. DeMille ne sont pas vraiment sa tasse de thé, les scènes de foule dans le film lui plaisent bien. Jusqu'à citer Le Tintoret au moment du franchissement de la mer Rouge !

Ça lui fait un bien fou, à Éric Rohmer, de tomber ainsi de son piédestal, d'échapper à cette image d'esprit céleste et policé théorisant sur le sublime et de redevenir "impur", batailleur dans une époque batailleuse, dérapant parfois dans le préjugé ou la mauvaise foi mais se gardant déjà de tout sermon doctrinal. Autrement dit laissant passer dans sa réception les rebonds de l'âme, l'inattendu et le Sel du présent, pour reprendre le joli titre de ce recueil d'articles que le futur réalisateur de Ma nuit chez Maud a signés comme critique dans divers organes de presse entre 1948 et 1959, notamment dans la revue littéraire Arts.

Réuni par Noël Herpe, co-auteur d'une biographie de référence (mais qui donnait déjà à voir une certain face cachée...), ce corpus donne à voir en premier lieu une écriture ciselée, classieuse,  incisive, virtuose dans sa concision même et pimentée d'un humour pince-sans-rire qui peut éventuellement faire trait d'union avec la filmographie que l'on connaît. Sur d'autres plans, en revanche, sacré hiatus entre le critique et le cinéaste. Trop bouillonnante, la Guerre Froide ! Lorsque sa prose s'échappe des colonnes des Cahiers du Cinéma, c'est un Rohmer bon soldat d'une droite parfois bien extrême qui s'en donne à cœur joie, dézinguant Luis Bunuel et sa "suffisance de collégien en vadrouille", ou encore le Moby Dick de John Huston ("Ces visages rosés ne vivent pas, cette mer anémique n'est qu'une couche d'aquarelle"), par ailleurs pourfendeur du maccarthysme.

Ces tropismes idéologiques étaient connus, mais le présent recueil leur donne une vigueur insoupçonnée. On mesurait mal, également, le poids du regard occidentalo-centré. Sous couvert d'universalisme, Éric Rohmer méprise les cinématographies des pays émergents. Sa découverte du 7e art japonais, c'est un festival en soi ! Entre deux poncifs, il parvient néanmoins à sauver Mizoguchi. Dans le même ordre d'idées, il saisit parmi les premiers la portée des films de Bergman. Son antisoviétisme, enfin, ne le rend pas aveugle aux bonnes nouvelles du "dégel", à l'instar de ses encouragements (non dénués, certes, d'un sentiment de supériorité...) au Kalatozov de Quand passent les cigognes et au Wajda de Kanal.

Ces textes laissent également entrevoir une mise en valeur étonnante du cinéma de genre, un mélange de répulsion/fascination pour les méthodes de l'Actors Studio dont le futur réalisateur fera finalement litière, ainsi que des relents de "male gaze" dont témoigne un article sur la réalisatrice Jacqueline Audry ("Elle ne déshonore pas son sexe en se postant derrière la caméra"). Là encore, la filmo rohmerienne se positionnera tout autrement. Elle prolongera de la plus belle manière, en revanche, cette croyance déjà si surexposée en une écriture propre au septième art, dégagée de tout mimétisme littéraire et allergique à la vulgarité. Ce que Noël Herpe appelle également, dans sa préface, «cette part de vérité qui donne vie à la fiction, cette frontière fragile entre l’une et l’autre qui sera au cœur de son œuvre future ». 

Le Sel du présent. Chroniques de cinéma. Éric Rohmer (Éditions Capricci). Coup de projecteur avec Noël Herpe, ce jeudi 27 février, sur TSFJAZZ (13h30)

 

 

 

 

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