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FRANK MINION

Là où nous dansions

Le dimanche 24 janvier 2021, par Laurent Sapir
Une ville qui sombre, c'est aussi une ville qui danse... Judith Perrignon fait revivre la mémoire noire de Detroit, berceau de la Soul et du capitalisme américain, avec la même force d'écriture et d'émotion que dans ses grands reportages. 

Detroit, ville ouverte sous la plume incandescente de Judith Perrignon. Car une ville qui sombre est aussi, d'une certaine manière, une ville qui s'ouvre, surtout au regard des damnations et des vibrations d'une mégapole noire à 85%, tour à tour fleuron de l'automobile, berceau de la Soul et cimetière urbain. Matière féconde que la romancière-journaliste qui avait si bien enterré Victor Hugo en 2015 avant de prêter sa plume aux souvenirs de Marceline Loridan-Ivens aborde en croisant des époques, des combats et des voix qui portent d'autant plus que la renaissance apparente de Detroit, ces dernières années, masque encore bien des disparités.

Le récit débute en 2013 lorsque la ville, "corps malade mis en quarantaine", se déclare en faillite. "Ils veulent récupérer leur fric. C'est ça leur mise en quarantaine. Récupérer la ville surtout ", observe l'un des personnages principaux, Ira, un flic d'élite qui tente de tenir debout face au délabrement du Brewster Project, ce grand ensemble où a vécu sa famille et qu'Eleanor Roosevelt avait inauguré en 1935 pour loger les ouvriers noirs.

Dans cette même zone à l'abandon, le cadavre d'un jeune homme est retrouvé. Son destin funeste rappelle celui de Bilal Berreni, un street-artist français pour qui Detroit symbolisait le chaos capitaliste. Ce jeune gars d'abord surnommé "Frat Boy", ce sera l'affaire de Sarah, l'autre flic du roman, une légiste blanche qui tente d'identifier le corps et de retracer son parcours, elle qui reste persuadée qu'il y a parfois "une vie après la morgue ".

Sarah qui enquête, Ira qui se souvient... Les trajectoires de ces deux-là croisent aussi la musique car une ville qui sombre, c'est aussi une ville qui danse. Entre deux autopsies, Sarah s'est mise à la batterie. Ne dit-on pas qu'à Detroit le bruit de l'industrie a influencé la musique ? Ira, quant à lui, a acheté un bouquin sur les Supremes, ses voisines d'immeuble quand il était gosse. Une seule d'entre elles, Diana Ross, a pu faire carrière sous son nom grâce à Berry Gordy, le patron de la Motown. Ira n'en a pas entendu que du bien. Gordy se serait acharné à rendre "comestibles " ces filles du ghetto pour un public blanc, "comme la chaîne d'assemblage transforme un boût de tôle en belle bagnole "...

Un autre personnage prend le lecteur aux tripes, Archie, l'oncle d'Ira. Il lui raconte le Graystone Ballrom, ce dôme peint de bleu et d'or où venaient swinguer Louis Armstrong, Count Basie et Duke Ellington, et puis aussi cette époque où Noirs et Blancs luttaient ensemble contre la façon dont on les exploitait à l'usine. Il en a les larmes aux yeux, Archie, de ce qu'est devenu Detroit après les émeutes raciales de 1967: la drogue, le crime, Reagan traitant de "Welfare Queens" (les reines de l'aide sociale) ces femmes noires -sa mère en tête- qui luttaient pour que leurs logements ne soient pas à laissés à l'abandon... Il en est persuadé, Archie"On nous a puni parce qu'on ne voulait pas être esclave ". "Roman américain démodé ", tout ceci, ou alors précieux recueil de résistances à l'heure où les États-Unis tournent une nouvelle page de leur histoire ?

Là où nous dansions, Judith Perrignon (Rivages). L'auteur sera l'invitée de Caviar pour tous, Champagne pour les autres, mercredi 27 janvier, sur TSFJAZZ, entre 19h et 20h. 

 

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