Lundi 20 novembre 2023 par Laurent Sapir

Rustin

Netflix a eu à la fois la belle idée de consacrer un biopic à Bayard Rustin, le mentor gay et invisibilisé de Martin Luther King, et la mauvaise idée d'en confier la mise en scène au réalisateur déjà peu inspiré du "Blues de Ma Rainey".

 

Dans l'album de famille du combat pour les droits civiques aux États-Unis, Bayard Rustin a longtemps été l'homme invisible. Flagrante injustice au regard de celui qui a organisé la grande marche d'août 1963 à Washington ponctuée par le fameux I Have A Dream de Martin Luther King... Ce même Luther King dont Bayard Rustin fut l'un des mentors et inspirateurs de l'action non violente, à la fois comme principe et comme stratégie. Sauf qu'à l'époque, et à l'intérieur même de son camp, le camarade Rustin n'est pas jugé très présentable. Ancien communiste, objecteur de conscience en pleine Seconde guerre mondiale, il a surtout passé 60 jours derrière les barreaux à Pasadena, en 1953, après avoir été surpris en train d'avoir des relations sexuelles avec deux hommes dans une voiture garée.

Un gay dans l'ombre de Martin Luther King, ça fait forcément désordre en ce début des années 60, y compris aux yeux du pasteur lui-même alors qu'il sait surveillé par le FBI. Le clash survient en 1960 autour d'un projet de manifestation lors d'une convention démocrate à Los Angeles. Deux pontes du mouvement pour les droits civiques y sont hostiles: le chef de la NAACP, Roy Wilkins, et le représentant au Congrès Adam Clayton Powell Jr. qui menace alors de divulguer à la presse la rumeur d'une liaison entre Rustin et King. Ce dernier décide alors d'annuler la marche et de sacrifier son ami, qui quitte la direction du mouvement.

Plutôt bien détaillé dans la retranscription de cet épisode où germent des animosités internes au mouvement pour les droits civiques qu'on retrouvera par la suite, le biopic que Netflix consacre à Bayard Rustin l'est beaucoup moins quant au processus qui conduit notre homme à revenir en grâce auprès de Luther King, lequel lui confie toute la logistique de la manifestation de Washington. Ce n'est malheureusement pas le seul bémol de ce film platement mis en scène par George C. Wolfe dont on avait déjà bien peu apprécié, toujours sur Netflix, sa vision de la chanteuse de blues Ma Rainey.

La portée de la marche de 1963 est pareillement ternie. Sa dimension sociale et économique telle que la concevaient ses initiateurs ne crève pas vraiment l'écran, c'est le moins qu'on puisse dire.  Idem en ce qui concerne la dimension féministe, ou plutôt anti-féministe de l'événement. À part Mahalia Jackson, mais seulement pour chanter, aucune oratrice n'est prévue. Soulevée par l'un des personnages du film l'espace de quelques minutes, cette problématique est aussitôt abandonnée.

Mise en scène tout aussi maladroite quand il s'agit d'évoquer la vie personnelle de Rustin et ses relations avec un jeune activiste blanc, puis un pasteur noir marié. Même déception au niveau de l'interprétation: l'acteur qui joue Luther King est particulièrement falot. Quant au soi-disant oscarisable Colman Domingo, son jeu hyper théâtral rend le personnage de plus en plus irritant. Même la BO de Branford Marsalis ne fait pas des étincelles. Autant dire que Barack Obama fut bien plus inspiré en décernant une médaille posthume à Bayard Rustin en 2013 (il est décédé en 1987) qu'en produisant avec son épouse ce biopic qui ne rend pas vraiment justice à son héros.

Rustin, George C. Wolfe (actuellement sur Netflix)